C?était au début des années quatre-vingt. De 1980 à 1987, précisément. Huit jeunes gens avaient disparu, dont sept appelés du contingent qui effectuaient leur service militaire au camp de Mourmelon. Et puis, il y avait ce jeune Irlandais, Trevor O?Keefe, de retour d?un voyage dans les Vosges qui, comme les autres, voyageait en auto-stop. Son corps avait été retrouvé, porteur de traces évidentes de strangulation, dans la commune d?Alaincourt, dans l?Aisne. Une information judiciaire avait rapidement été ouverte pour meurtre, mais la justice avait longtemps considéré les sept autres comme déserteurs... Jusqu?au 9 août 1988, quand une patrouille de gendarmerie contrôlait un Combi Volkswagen stationné au beau milieu d?un vignoble champenois. A l?intérieur, Pierre Chanal, son propriétaire, et un jeune Hongrois ligoté, bâillonné, qui venait d?être violé. L?adjudant du 4e régiment de Dragons nia, expliquant qu?il s?agissait là d?une mise en scène voulue par son jeune partenaire homosexuel, mais il fut bel et bien condamné, en octobre 1990, à dix ans de réclusion criminelle. Entre-temps, le juge d?instruction de Châlons-sur-Marne, en charge du dossier des sept disparus du camp militaire, avait fait le rapprochement entre cet adjudant qui avait connu au moins trois des jeunes gens. Pour son collègue de Saint-Quentin, détenteur du dossier O?Keefe, cela prit plus de temps. Et ce n?est qu?en 1993 qu?on analysa des poils et des cheveux retrouvés dans le véhicule de Chanal : certains d?entre eux appartenaient à deux des jeunes gens qu?on n?avait jamais revus, après qu?ils eurent quitté le camp militaire, tous partant en auto-stop pour une permission. Et Chanal, toujours emprisonné, était mis en examen pour «séquestrations et assassinats», le parquet retenant alors les sept disparitions. Pendant ce temps, à Saint-Quentin, le dossier O?Keefe sommeillait. Le juge ne manquait pourtant pas d?indices : des cordes à piano découvertes dans le fourgon de Pierre Chanal étaient jugées compatibles avec les traces de strangulation relevées sur le corps de Trevor O?Keefe ; des effets personnels du jeune Irlandais avaient été découverts très loin de l?itinéraire qu?il aurait emprunté, au bord du lac où Chanal avait passé ses vacances, cet été-là ; des traces de terre relevées à l?endroit de la découverte du corps correspondaient à celles relevées sur une pelle également saisie dans le fourgon. Mais si tous ces éléments étaient connus dès le début de l?année 1989, ce n?est que fin 1994 que le juge se décida à y confronter Chanal, lors d?un interrogatoire. «Après que le ministère public et la partie civile l?eurent sommé de le faire», précise l?ordonnance de mise en accusation rendue plus tard. Et cette partie civile, c?est Me Dupond-Moretti, représentant Mme Eroline O?Keefe, la maman de Trevor, qui a lancé, cet été, une assignation contre l?Etat français, réclamant des dommages et intérêts pour la lenteur de l?instruction. «Cette assignation, c?est le seul moyen de mettre en exergue la responsabilité du juge», dit Eric Dupond-Moretti. Sa cliente, «qui a bien cru qu?elle mourrait avant que ce procès ait lieu», attend désormais une audience qui ne devrait pas s?ouvrir avant le printemps prochain...