Il y a parfois dans l'histoire des décisions aberrantes dont il est évident qu'elles vont entraîner des catastrophes. Le plus souvent, elles sont prises au nom de principes rigides ne tenant aucun compte de la réalité. Ainsi, au XVIIe siècle, en France, la révocation de l'édit de Nantes a entraîné l'affaiblissement durable du pays. De même, plus près de nous, aux Etats-Unis, la loi sur la Prohibition. Issu de l'esprit de protestants rigoristes, qui assimilaient l'alcool au péché et à la damnation, le Volstead Act, du nom de son rédacteur Andrew J. Volstead, est voté par le sénat le 22 juillet 1919. Il interdit la production, la vente et la consommation de toute boisson excédant 0,5% d'alcool et entre en vigueur le 17 janvier 1920, sous le nom usuel de «Prohibition». Selon ses auteurs, la disparition de l'alcoolisme allait «augmenter la productivité dans les usines, diminuer la violence conjugale et la délinquance en général». Le résultat : c'est la plus grande flambée de violence qu'aient jamais connue les Etats-Unis, c'est le Chicago des années 20. Le résultat, c'est Al Capone et les autres. Il fallait en effet être singulièrement aveugle pour imaginer que la consommation de boissons alcoolisées, aussi vieille que la civilisation elle-même, pouvait être supprimée d'un trait de plume. Aux Etats-Unis, puisque l'alcool ne peut plus être produit légalement, il l'est désormais illégalement. Du jour au lendemain, tout ce que le pays compte de malfaiteurs en tous genres se reconvertit dans les distilleries clandestines ou la contrebande de boissons alcoolisées. En quelques semaines, c'est un trafic gigantesque qui est mis en place et cette activité se concentre rapidement à Chicago. Dès l'année 1920, la métropole de l'Illinois est divisée en deux bandes rivales : les Siciliens d'un côté et, de l'autre, les Irlandais, auxquels s'adjoignent plusieurs nationalités moins importantes, dont les Polonais. Chacune d'elles a théoriquement le contrôle d'une moitié de la ville. O'Banion dirige le gang des Irlandais. Né en 1892, cet ancien enfant de chœur qui ne se déplace qu'avec trois revolvers a le culte de la vertu et a toujours refusé de s'occuper de prostitution. Cet auteur de vingt-cinq meurtres a la passion des fleurs, compose de magnifiques bouquets et, dès qu'il le pourra, il s'achètera sa boutique personnelle. A dix ans, petit vendeur de journaux, il est renversé par une voiture, ce qui lui laisse une jambe plus courte que l'autre. On l'appelle désormais «le Bancal», surnom qu'on évite toutefois de prononcer en sa présence. O'Banion est issu d'un milieu modeste mais honnête. Son père est plâtrier, sa mère ménagère, et ces braves gens sont vite désespérés par sa conduite. Il fait pour la première fois de la prison à dix-sept ans, à la suite d'un vol, et à peine sorti il y retourne pour agression à main armée. Or,en 1920, la Prohibition fait de ce petit délinquant un gangster de haut vol. Il est l'un des premiers à se lancer dans le trafic clandestin et se bâtit rapidement un véritable empire. Il est alors plusieurs fois poursuivi pour meurtre, mais plus question de prison : avec les bénéfices fabuleux qu'il réalise, il achète une partie de la classe politique, les élus du parti démocrate dans un premier temps, ceux du parti républicain dans un second. Fidèle à sa passion, il exerce en même temps le métier de fleuriste. Il tient la plus grande boutique de la ville, 138 North State Street, en face de la cathédrale du Saint-Nom où il a chanté des psaumes étant enfant. Il a fait en outre un mariage d'amour avec une Irlandaise, Ann Kaniff, une femme douce et discrète qui n'a rien d'une épouse de gangster. Du côté des Siciliens, qui sont bien sûr liés à la Mafia, le chef en titre s'appelle Johnny Torrio, mais la personnalité la plus remarquable est celle de son jeune lieutenant : Al Capone ! (à suivre...)