«Alors que je suis encore en pleine force physique et morale, je veux me soumettre à cette épreuve suprême que tout homme doit s?imposer un jour ou l?autre. Je veux me soumettre à un labeur sans fin, sans repos, me nourrir chichement, d?aliments grossiers, m?exposer à la morsure des éléments, aux terreurs de la solitude et, comme le soldat dans la bataille, vivre sous la menace continuelle de la mort.» Celui qui parle ainsi est un dénommé William Willis. Le seul endroit au monde où l?on parlera longuement de ce William Willis, comme du plus noble et du plus fol aventurier de la mer, est une petite maison dans la banlieue maritime de New York. La porte est ornée d?une plaque de cuivre discrète où l?on peut lire : «The Adventure?s Club.» Les cartes géographiques et les armes exotiques, les maquettes de bateaux, les photos, les trophées extraordinaires, sont le décor de ce club le plus fermé du monde. Ses membres sont des aventuriers exceptionnels, mondialement connus. Tous considèrent William Willis comme un des leurs, mais aussi un modèle inaccessible. On ne peut parler d?aventuriers sans parler de William Willis. On le connaît grâce à ses propres récits et aux chapitres que Georges Blond lui a consacrés dans son livre La Grande aventure des océans. Le 28 juillet 1957, quelque part dans le Pacifique entre les Galapagos et les îles Marquises, des montagnes liquides courent l?une derrière l?autre comme des chevaux au galop. Tantôt disparaît dans le creux, tantôt apparaît sur le faîte un radeau balayé par les paquets de mer. Ce radeau n?est pas un esquif improvisé par un naufragé, il a un nom, il s?appelle «Les Sept petites s?urs», du nom que les Indiennes du Pérou donnent à la constellation de la Pléiade. Il est fait de troncs de balsa liés par des cordes, mesure dix mètres de long sur six de large, porte deux mâts et un beaupré, une grand-voile et un foc. L?avant est grossièrement triangulaire. Sur le pont, une petite cabine fermée. Il n?y a personne à la barre... Au faîte du mât s?est réfugié un perroquet, le plus haut possible, pour échapper aux embruns. Sur le pont, une chatte noire, attachée par une laisse. L?homme, qui s?est volontairement lancé seul dans le Pacifique sur ce radeau, avec un chat et un perroquet, qui navigue ainsi depuis dix jours, est un homme de soixante ans aux yeux clairs.C?est William Willis. Depuis une douzaine d?heures, il se tord sur les troncs de balsa, gémissant, à demi mort. Il a dû abandonner la barre lorsque la douleur l?a pris sans prévenir, au ventre. Les heures passent, la nuit vient. Willis ne perd pas connaissance. Au petit jour, il trouve la force d?entrer dans sa cabine. Dans la trousse médicale, rien que de l?aspirine dont il avale une poignée. La douleur ne cesse pas. Alors, il essaie d?envoyer un SOS par radio. Mais sa radio n?a pas de batterie, seulement une petite dynamo. Il faut la tourner d?une main et manipuler de l?autre. personne ne recevra ce SOS. Willis s?était cru très fort, le voici petit et misérable. Il pense à sa femme, qu?il aime et respecte, mais qui souffre chaque fois qu?il l?abandonne pour «l?autre» : la mer. Il ne peut pas faire autrement? Elle savait en l?épousant que c?était un mariage à trois. Depuis des semaines, pour avoir un peu de nourriture fraîche, Willis a pris des dauphins à la ligne. Il a mangé leur foie cru, nourrissant, revigorant. Il n?avait pas bonne conscience, quand il en tuait un. Il entendait son souffle et le décapitait sans jamais ouvrir le crâne : le cerveau des dauphins ressemble trop au cerveau humain. (à suivre...)