Nous sommes en 1877, à l'autre bout du monde, en Afrique du Sud. Le chemin de fer commence à s'implanter entre Le Cap, Johannesburg, Pretoria, Durban et d'autres villes en pleine expansion. Quand il y a un réseau de chemin de fer, il y a des rails, des wagons, des employés, des aiguillages et toute une machinerie complexe. Et il y aussi des accidents. De petits accidents et des accidents graves. C'est d'un accident grave que James Wide est victime. Il est en train d'installer une lampe à l'arrière d'un wagon de marchandises lorsque d'une manière imprévisible le wagon recule brusquement. A l'autre bout du train, la locomotive vient de s'accrocher au train en marche arrière. Normalement, cela n'aurait dû avoir lieu qu'une demi-heure plus tard mais Dieu sait pourquoi les chauffeurs de la locomotive ont pris de leur propre initiative la décision de «s'avancer un peu» dans leur besogne. C'est pourquoi avant d'avoir eu le temps de réaliser ce qui lui arrive James Wide reçoit le butoir du wagon en pleine poitrine. Le souffle coupé, il tombe en arrière. Sa tête va heurter le rail et il sombre dans l'évanouissement le plus profond. C'est sans doute mieux pour lui car son inconscience lui épargne l'horreur de voir les roues du train reculant vers lui. le wagon ne recule pas de beaucoup, six pieds au maximum, mais sur ces six pieds de métal les deux jambes de James sont posées. Quand James reprend conscience, il est couché sur un lit de l'hôpital de Durban. Une infirmière au bonnet empesé et à l'uniforme impeccable lui éponge le front. James dit, comme il se doit : — Où est-ce que je suis ? Qu'est-ce qui m'est arrivé ? — Vous êtes au Victoria's Hospital. Tout va bien. Vous avez eu un accident. — Ah oui ! je me souviens. Mais pourquoi ce bon Dieu de train... — Ne jurez pas, mon ami, vous êtes entre les mains du Seigneur. Mais pourquoi a-t-il reculé ? Qu'est-ce que j'ai ? — Vous avez perdu vos deux jambes. Malgré sa faiblesse, James Wide rejette brutalement le drap et la couverture. Il ne s'attend pas à voir ce qu'il voit : ses deux jambes d'Ecossais vigoureux ont disparu, ou plutôt elles ont été coupées net au-dessus du genou. De drôles de pansements ronds terminent à 10 pouces de l'aine ce qui était ses deux jambes. James se met à pleurer doucement et demande avec une petite voix d'enfant perdu : — Alors je n'ai plus de jambes ? Mais qu'est-ce que je vais devenir maintenant ? L'infirmière dit en lui tapotant la main : — N'ayez pas peur. Vous êtes entre les mains de Dieu. Priez et tout s'arrangera. James n'a pas le cœur à prier. En 1877, la société n'a pas trop de cœur pour les ouvriers qui n'ont plus de jambes. Et James, à 42 ans, se dit que sa vie est fichue. Mais, prière ou pas, un ange gardien doit s'intéresser au sort du pauvre James. D'abord, la cicatrisation de ses blessures se fait dans de bonnes conditions et bientôt ses moignons ont assez belle allure. On lui installe des pilons de bois munis de cuvettes de feutre qui finissent par lui permettre de se déplacer en se soutenant avec des béquilles. Comme James est doté d'une solide constitution et d'une bonne musculature, il reprend du mouvement et même déclenche une certaine admiration parmi le personnel médical et les autres pensionnaires du Victoria's Hospital. — Dis donc, James, mais tu trottes comme un lapin ! — Oui, je me débrouille, mais quand même avec mes jambes c'était autre chose. Et puis, pour ce qui est de courir les filles... Je ne crois pas qu'il y en ait une qui arrive à se décider. Je suis condamné à rester vieux garçon. Ah, si je pouvais retrouver un boulot ! Vous savez ce qui me manque le plus ? Eh bien ce sont les locomotives. Les garces ! Avec leur sifflet et leur panache de fumée elles me faisaient plus d'effet que toutes les filles de Durban...