Quand on faisait mention du dernier siège de Dresden, mon jeune ami Anselme devenait toujours plus pâle que d'ordinaire. Il joignait les mains sur ses genoux, regardait fixement devant lui, perdu dans ses pensées, et murmurait des paroles inintelligibles . – Popowicz voulait me tuer... mais Agafia me couvrit de ses mains bienfaisantes ; elle m'entoura de ses voiles mouillés, comme la naïade du fleuve... – Pauvre Agafia ! – A ces mots, Anselme avait coutume de faire plusieurs bonds sur sa chaise et de s'agiter avec douleur. Il était complètement inutile de demander à Anselme ce qu'il avait voulu dire, car il se bornait à répondre : Si je racontais ce qui m'est arrivé avec Popowicz et Agafia, on me prendrait pour un fou ! Par une brumeuse soirée d'octobre, Anselme, que je croyais fort éloigné, entra dans ma chambre où se trouvaient plusieurs de nos amis. Il semblait animé d'une surabondance de vie ; il était plus amical, plus tendre que de coutume, mélancolique même, et son humeur toujours si fantasque, se pliait, comme dominée par la pensée qui s'était emparée de son âme. – Il faisait entièrement sombre, un de nous voulut aller chercher des lumières ; Anselme lui saisit les deux bras et l'arrêta en lui disant : Veux-tu faire une fois quelque chose qui me plaise ? n'apporte donc pas de lumière, et laisse-nous causer à la lueur incertaine de la lampe qui brûle au fond du cabinet voisin. Tu peux faire tout ce qui te plaît. Bois du thé, fume, étends-toi avec mollesse ; mais ne choque pas ta tasse contre la table, n'aspire pas avec bruit les bouffées de ta pipe, et que le parquet ne retentisse pas du fracas de tes bottes. Ces interruptions ne m'offenseraient pas seulement, mais elles me rappelleraient du cercle des souvenirs où je me délecte aujourd'hui. A ces mots il se jeta sur un sofa. Après une pause passablement longue, il se mit à dire : Demain matin, à huit heures, il y aura juste deux ans que le général Mouton, comte de Lobau, sortit de Dresden avec douze mille hommes et vingt-quatre pièces de canon pour se frayer un passage à travers les monts de Misnie. – J'avoue, s'écria en riant notre ami, j'avoue, mon cher Anselme, que je m'attendais au moins à quelque apparition céleste, en te voyant ainsi tout disposer pour te faire entendre. Que m'importent ton comte Lobau et sa sortie ? Et depuis quand les événements militaires se gravent-ils si bien dans ta mémoire, que tu te rappelles aussi mathématiquement les soldats et les canons ? – Ce temps, si riche en événements, dit Anselme, est-il donc déjà devenu si étranger pour toi, que tu ne saches plus comment nous nous trouvâmes tous atteints d'un vertige militaire ? Le joli trublion ne préservait pas plus nos veilles studieuses qu'il ne préserva celles du savant Archimède, et d'ailleurs nous ne voulions pas être préservés ; car dans tous les cœurs battait un désir de guerre, et chaque main saisissait des armes inaccoutumées, non plus pour se défendre, mais pour attaquer et venger par la mort l'offense de la patrie. Cette puissance qui planait alors sur nous, m'apparaît aujourd'hui, et vient m'arracher aux doux travaux des sciences, pour me replonger dans le tumulte des batailles. (A suivre...)