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Moi, je la comprends si bien !
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 28 - 04 - 2010

Tout en remuant les quatre cuillerées de sucre qu'il vient de verser dans son café, sans la moindre trace de curiosité dans les yeux, Kaddour regarde son ami Ali farfouiller dans ses vêtements, plonger et replonger des mains nerveuses et impatientes dans toutes ses poches, se tâter fébrilement partout, accompagnant ses gestes désordonnés de protestations contre la Providence qui l'avait pourvu, selon ses propres mots, d'une mémoire qui ne sait rien retenir, inefficace comme un tamis délabré.
Cependant, si cette scène, qui se répéte devant ses yeux invariablement depuis plus de vingt ans, le laisse indifférent, il grille d'impatience d'entendre son ami lui raconter l'extraordinaire aventure qu'il vient de vivre. Mais étouffant la curiosité qui le démange terriblement comme ces piqûres de moustique qui l'arrachent souvent au sommeil, il ne dit rien et attend. Au bout d'un moment, comme les autres fois, il voit un sourire radieux illuminer le visage noiraud et osseux de son compagnon, et devine que la main de ce dernier vient de découvrir l'objet désiré qu'elle cherchait. Evidemment, c'est un sachet en papier contenant du tabac à chiquer. Toujours silencieux, aspirant de longues bouffées de fumée de la cigarette qu'il vient d'allumer, Kaddour entend Ali son ami prononcer des paroles qu'il a entendues des dizaines de fois au cours de sa vie : « Ce défaut, je l'ai hérité de mon père. Il oublie toujours où il range ses affaires, et ma mère est tout le temps en train de les lui chercher ! Mais le problème avec lui, c'est qu'il n'a jamais reconnu qu'il a autant de mémoire qu'une poule ! Il hurle après sa femme, mes sœurs et mon épouse, les accusant d'être des écervelées qui ne savent pas tenir une maison, regrettant les femmes de jadis et sa mère. Mais il devient particulièrement horrible lorsqu'il perd son maudit dentier ! Personne ne peut alors avaler la moindre bouchée tant qu'il n'a pas retrouvé son râtelier ! C'est pourquoi ma mère a décidé un jour de s'occuper personnellement de cet appareil et, depuis, dès que mon père a fini de manger, elle rince la prothèse, l'essuie, puis la range entre ses seins.»
Un sourire amusé sur les lèvres, Kaddour continue d'attendre, refusant de brusquer inutilement la suite des évenements. Tandis que Ali loge une pincée de tabac roulée en boule entre sa lèvre inférieure et sa gencive édentée, il pense : « Laisse-le faire son cinéma, il finira par dégorger toute son histoire ! L'animal se comporte comme une chatte qui peut faire languir un matou pendant des heures et des heures sous le soleil ! Mais comme une chatte qui finit toujours par cesser son manège séducteur et tendre le cou, ne pouvant plus supporter le chatouillement tyrannique qui énerve sa chair, il se mettra à table et videra son sac ! Car l'envie d'étaler ce qu'il a vécu ces derniers temps est en train de le rôtir, je le connais depuis trop longtemps pour qu'il puisse me couillonner ! D'un autre côté, jamais il ne trouvera sur son chemin des oreilles aussi attentives et indulgentes que les miennes ! Patience ! »
Après avoir fourré son sachet de tabac dans sa veste usée et décolorée, Ali avale une gorgée de café, puis reprend la parole : « Mais chacun de nous vient au monde avec des défauts dans la carcasse et dans la tête ! C'est notre Créateur qui a décidé de me doter d'une mémoire percée de toutes parts ! Puis-je alors rouspéter contre la volonté divine, mon frère Kaddour ? Non, bien sûr ! Des insectes comme nous doivent la fermer et accepter ce que le Tout-puissant a décrété ! Mais bien qu'ils reconnaissent qu'ils sont des cafards, et qu'ils le disent sans arrêt partout où ils se trouvent, les gens ont cette manie exaspérante d'introduire leur nez même dans les affaires du Seigneur ! Tu t'épuises à leur expliquer que c'est Dieu qui a fait de toi ce que tu es, que c'est Lui qui décide à quel moment tu dois changer de conduite, que tu n'as aucun pouvoir sur ce qui sort de toi, ils s'obstinent et s'acharnent sur ta tête avec le marteau des paroles !
C'est ainsi que j'ai été persécuté pendant des mois ! J'ai été harcelé par tout le monde ! En particulier par la voix chevrotante de ma mère qui martelait les mêmes mots à chaque fois qu'elle me devinait dans son voisinage : « Tu as fait de nous la risée de toute la ville ! Nous sommes sur toutes les langues ! À tel point que les voisins du dessus, qui hier encore s'engueulaient sans trêve, se sont réconciliés ! Ils ont trouvé de quoi meubler leurs soirées ! Ton père lui n'ose plus s'aventurer hors de la maison ! Il se cache ! Même dans la mosquée, on chuchote autour de lui, on sème des allusions venimeuses ! Plus que ça, quand l'imam parle dans ses prêches du vin et des ivrognes, toutes les têtes se tournent vers lui ! Ton père m'a dit que c'est parce que ce ventru le fixe du regard quand il parle de l'alcool et des femmes qui vivent en dehors du droit chemin ! Et toi tu continues de boire comme si de rien n'était ! Tu continues de rentrer chez toi, zigzagant dans les rues, puant ce maudit vin que Satan te verse dans le ventre depuis des années, les habits chiffonnés et couverts de vomissures et de mouches, suivi par des chiens errants, et débitant des paroles insensées ! Et ta femme ? Penses-tu à cette malheureuse qu'on montre du doigt partout, qui lave en pleurant ton linge imbibé des parfums de la débauche ? Tu n'as pas honte ! Sais-tu comment on m'appelle maintenant ? Yamina la mère d'Ali l'ivrogne ! Veux-tu me tuer ? Quand mes yeux te verront-ils avec un tapis de prière entre les mains ? »
Ali s'interrompe un instant comme pour reprendre haleine. Quelques secondes s'écoulent lourdement, lentement, péniblement, comme s'écoule le temps lorsque vous attendez une personne que vous aimez. Après quoi, l'homme continue de dérouler son histoire : « Ma mère peut parler ainsi pendant des heures, tout en vaquant à ses occupations ! En dépit de son âge avancé et de son corps décharné, elle déborde d'énergie et s'agite tout le temps ! Ses paroles me tombaient dans la tête comme des gouttes d'acide, mon frère Kaddour ! Pendant ce temps, mon épouse sanglotait et se mouchait sans arrêt dans sa robe. Bien sûr, ma mère n'était pas la seule à me persécuter de la sorte, beaucoup de voisins désiraient ardemment me voir emprunter avec eux le chemin de la mosquée, mais personne ne m'assommait autant qu'elle. Alors un jour, les nerfs lamentablement bousillés, craignant de commettre une bêtise, j'ai décidé de faire la prière et d'enterrer définitivement ma passion pour le vin, les femmes et la voix bouleversante de Djennia. Mais au fond de moi, je savais que je n'étais pas encore prêt pour emprunter la voie de Dieu. Je savais qu'il était écrit que ma viande batifolera encore longtemps dans les jardins interdis. Et ce qui s'est passé ensuite m'a donné raison et leur a montré à tous, surtout à ma mère et à ma femme, que personne ne peut changer le destin d'un homme en dehors du Tout-Puissant ! ... »
Ali s'arrête de parler, interrompu par la voix plaintive d'une mendiante. La main tendue vers eux, la femme demande des sous pour acheter de quoi nourrir « mes cinq enfants qui meurent de faim depuis des jours », implore-t-elle. L'odeur nauséabonde que dégage son corps se répand dans l'air et infecte les poumons des deux amis qui l'expédient vers les autres tables avec des gestes nerveux et exaspérés. « Ils deviennent de plus en plus nombreux ! déclare Kaddour. Partout où tu mets ton pied, une carcasse puante et gémissante fonce sur toi ! Pourquoi ne va-t-elle pas mendier sur le seuil du gouvernement ? Ils ont tellement de fric qu'ils ne savent pas quoi en faire ! Rien qu'avec l'argent que dévorent ces ronds points biscornus dont la construction dure des mois, ils peuvent créer des milliers d'emplois et faire en sorte que le pays ne soit plus sillonné par ces gueux, qui répandent partout leur puanteur et leurs poux ! »
Ali approuve les propos de son ami par des hochements de tête significatifs, puis reprend le fil de son histoire : « C'est ainsi qu'un jour, c'était un vendredi, je me suis réveillé à l'aube, j'ai fait mes ablutions, et je me suis dirigé vers la mosquée. Comme c'était l'hiver, il faisait encore nuit, et les muezzins n'avaient pas encore appelé à la prière du Fajr. Maintenant je sais pourquoi je suis sorti si tôt de la maison. C'était pour frimer, pour épater tous ceux qui couraient après moi depuis des mois pour m'arracher au vin et aux femmes. Je voulais être le premier arrivé sur le seuil de la maison de Dieu ! ... La ville était déserte. Mais soudain je vois une ombre se glisser furtivement le long des immeubles. Visiblement, la forme évitait la lumière des lampadaires. Flairant quelque chose de louche, je décide de la suivre discrètement. En aiguisant mon regard, je distingue qu'il s'agit d'une femme qui porte un sac dans la main droite. Une dizaine de minutes plus tard peut-être, je la vois se diriger vers un tas d'immondices dans lequel elle se débarrasse de son sachet, après avoir jeté des coups d'œil dans toutes les directions. Blotti dans mon coin, piqué par la curiosité, je la laisse d'abord disparaitre dans la nuit, puis je m'avance vers le tas d'ordures, le destin m'entraînant malgré moi vers une chose effroyable. Comme une machine manipulée de loin, je m'empare du sachet et me dirige vers un lampadaire.
Les muezzins n'avaient pas encore appelé à la prière. Lorsque j'ouvre le sac, mon frère, j'ouvre en même temps la porte du malheur ! Car depuis ce maudit matin, je n'ai pas pu fermer l'œil ! Mon sommeil est lacéré par des femmes échevelées et hideuses étranglant avec des mains griffues des bébés qui vagissent et gigotent ! J'ai avalé toutes les pilules et les tizanes qu'on m'a conseillé pour échapper à ces images épouvantables, mais dès que je pose ma tête sur un oreiller, elles envahissent mon cerveau et dévastent mes nerfs. Ce que mes yeux ont découvert à l'intérieur du sachet en plastique, mon frère, c'est un bébé avec un morceau de tissu blanc serré autour du coup. Aussitôt, mes jambes flanchent et je m'évanouis. C'est là que la police m'a ramassé quelques instants plus tard, contactée par un coup de fil anonyme. Je venais tout juste de reprendre conscience, mais j'étais encore sonné par ce que j'avais vu. Des chiens furetaient avec leurs museaux dans le sac. Des chats les regardaient à distance. Une odeur forte de viande déchiquetée emplissait l'atmosphère. Deux des policiers me sautent dessus, me passent des menottes et me poussent sur le siège arrière de la voiture. Les deux autres se précipitent sur les chiens pour les éloigner du cadavre, mais les bêtes se mettent à grogner et montrent les crocs. Alors, les quatres policiers sortent leur arme et ouvrent le feu sur la meute affamée. Trois clebs sont zigouillés, les autres décampent et s'enfoncent dans la nuit. C'est ainsi, mon frère, que je me suis retrouvé dans un commissariat, entouré de flics qui étaient persuadés que c'était moi qui avais tué le malheureux enfant. »
Un silence s'installe entre les deux amis, vite remplacé par la rumeur qui bourdonne dans le café et le tintamarre qui provient de la rue. Musique. Sifflements du percolateur. Tintements de récipients en verre. Bribes de conversations animées. Eclats de rire. Appels. Quintes de toux. Raclements de gorge. Bruits de pas. Frottements de tables et de chaises. Klaxons. Vrombissements. Pétarades. Coups de sifflet...
Mais Kaddour n'accorde aucune attention à ce boucan. L'esprit totalement accaparé par l'horrible et captivante aventure qu'a vécue son compagnon, il attend avidement la suite de l'histoire. C'est pourquoi il prête l'oreille lorsque la voix de son ami s'élève encore une fois : « Encerclant mon corps encore tremblant de frayeur, les flics se sont acharnés sur moi, répétant les mêmes questions. Quel est ton nom ? Où habites-tu ? Où travailles-tu ? Combien gagnes-tu ? Pourquoi as-tu étranglé ce bébé ? Qui est sa mère ? Es-tu marié ? Le nom de ton épouse ? Combien de rapports sexuels par jour ? Prends-tu des aphrodisiaques ? Combien d'enfants ? Comment s'appellent-ils ? Le nom de ton père ? Le nom de ta mère ? Combien de frères ? Combien de sœurs ? Bois-tu ? Que bois-tu ? Fumes-tu ? Fréquentes-tu des prostituées ? Où ? Depuis combien de temps ? Bref, les flics ont fourré leur nez dans les replis les plus secrets de ma vie ! Calmement ! Comme une mère qui épouille la tête de son enfant en lui chantant une berceuse ! J'avais beau leur jurer que je n'étais pas le meurtrier de ce gosse, que je suis sorti de la maison à l'aube pour aller prier, que c'est une femme qui a jeté dans les ordures le sachet qui contenait son corps, ils continuaient à me harceler, se relayant. Alors, n'en pouvant plus, j'ai craqué et je me suis mis à pleurer, disant : « Mes frères, regardez bien ce visage ! Appartient-il à un homme qui vient d'étrangler un enfant ? » Ils se sont mis à ricaner, et l'un d'eux, un type avec des moustaches grisonnantes et portant des lunettes, s'est approché de moi et m'a dit : « Il y a un mois, ici même, un petit bonhomme avec une frimousse angélique a prononcé exactement les mêmes paroles que celles qui viennent de sortir de ta bouche, en versant des torrents de larmes.
Tout le commissariat s'est mis à chialer. Une semaine après, il a avoué que c'est lui qui a égorgé sa femme et l'a découpée en petits morceaux sur la table de la cuisine. Alors cesse de pleurnicher, et dis-nous pourquoi tu as tué ce nouveau-né et qui est sa mère. Avoue que tu as inventé cette histoire de prière pour pouvoir sortir à l'aube et te débarrasser du cadavre dans les ordures. Malheureusement pour toi une bande de chiens affamés a bousillé ton plan. Attaqué par cette meute, tu lui as jeté le sachet pour épargner ta viande. C'est qu'ils t'auraient déchiqueté, ces clebs ! » Mais ce n'est pas tout, mon frère ! Les policiers sont allés aussi à la maison. Ils l'ont fouillée de fond en comble. Ils ont interrogé toute ma famille ! Sans aucune pudeur ! Ils étaient accompagnés d'une femme médecin qui a visité ma mère, mon épouse et mes sœurs. Notre dignité a été piétinée. Ma pauvre mère ne cesse pas de pleurer ! Mon père ne quitte plus la maison ! Pendant des jours et des jours, les langues des voisins nous ont sabrés sans pitié, salivant voluptueusement. Mais Dieu ne laisse jamais tomber ses pauvres créatures ! Quelques jours après, les flics m'ont relaché. Le policier aux moustaches grisonnantes et aux lunettes m'a raconté toute l'histoire. La veille, un jeune homme était venu au commissariat, affirmant qu'il était le père de l'enfant étranglé. Selon lui, la femme au sachet est la grand-mère maternelle du bébé, et c'est elle qui l'a tué. D'après ses paroles, il fréquentait la fille de cette meurtrière depuis quelques mois, et ils étaient follement amoureux l'un de l'autre. Quand sa bien-aimée l'a informé qu'elle était enceinte, il a demandé sa main à la mère. Mais cette dernière l'a rabroué violemment, selon ses dires.
Elle a affirmé aux policiers qui ont recueilli sa déposition que jamais elle n'aurait accepté de marier sa fille, belle et gracieuse, à un homme aussi laid, qui pue de la bouche, qui lui rappelait l'enfer qu'elle a vécu avec son mari. Je n'ai pas vu le jeune homme, mais le policier a confirmé les paroles de la femme. Il m'a dit : «Nous l'avons interrogé du couloir tellement il empestait de la bouche, ce type ! Et c'est vrai qu'il est moche à effrayer un singe ! En revanche, la fille est très jolie ! » Voilà toute l'histoire, mon frère. Tu vois maintenant où te jettent ceux qui foutent leur nez dans ton destin ?
Un silence lourd s'ensuit. Songeur, Kaddour demande à son ami : « Je ne comprends pas comment cette fille belle et gracieuse est tombée amoureuse d'un homme laid qui pue de la bouche, et s'est donnée à lui pendant des mois ! » Un sourire lourd de sens traverse le visage d'Ali qui murmure : « Tu ne peux pas comprendre ! Tu es trop sage pour saisir cela. Moi, je la comprends si bien ! Et j'éprouve une envie terrible de la voir ! Il faut que je la vois ! »


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