Paradoxe n Naguère considéré comme étant «le fruit du pauvre» s'offrant généreusement à tout demandeur, la figue fraîche est devenue à présent un fruit «exotique», dont le prix dépasse même celui de la banane importée. Les figues précoces, appelées communément «ibakourène» pour les distinguer des figues fraîches saisonnières n'arrivant à maturité qu'à la mi-août, sont proposées depuis la dernière décade de juillet, à travers les rues de Tizi Ouzou, à un prix variant entre 150 DA et 200 DA le kg, selon le calibre et la qualité de ce fruit, désigné sous le vocable de «lakhrif», synonyme de «régal» et de la saison du même toponyme. Dans une région réputée pour être le fief des figueraies, culture intimement liée à celle de l'olivier dont elle constituait le complément, vendre du «bakhssis» (figue) à un tel prix relevait, dans un passé encore pas très lointain, de l'imaginaire, tant ce fruit était disponible à profusion. Il était considéré comme une obole de la providence (waâda), ne se refusant jamais à celui qui le demandait, sous peine de s'attirer la malédiction des ancêtres pour manquement à une tradition qui les a toujours caractérisés. C'était, dit-on, au temps où les fruits appartenaient à tout le monde et les arbres à personne, se souvient hadj Idir, propriétaire d'une figueraie bien entretenue à Mechtras. Autres temps, autres mœurs, la vente de la figue fraîche s'est incrustée dans les mœurs locales, de plus en plus imprégnées de mercantilisme, au point de devenir une pratique banale n'embarrassant nullement les esprits, au grand désespoir de quelques nostalgiques. Ce constat se vérifie aisément à travers une tournée dans les rues de Tizi Ouzou, notamment le long de la RN 12, où des jeunes et moins jeunes proposent du «bakhssis» de piètre qualité et ratatiné par la sécheresse, dans de vulgaires bidons de peinture et autres récipients de fortune, en guise des corbeilles en osier tressé qu'on employait pour honorer la cueillette de ce fruit. Installés sur les trottoirs où ils vantent la qualité de leur marchandise, invitant les passants à en déguster avant l'achat, ces commerçants d'un autre genre arrivent des villages périphériques de Betrouna, Oued Aïssi, Ouaguenoun, Beni Z'menzer, Ihasnaouène, Redjaouana à troquer la figue fraîche, contre une poignée de dinars, histoire pour certains de se faire de l'argent de poche ou tout simplement de se procurer une ressource d'appoint pour faire face aux dépenses incompressibles de la rentrée scolaire et du ramadan. Ainsi, naguère considéré comme étant «le fruit du pauvre» s'offrant généreusement à tout demandeur, la figue fraîche est devenue un fruit «exotique», dont le prix dépasse même celui de la banane importée des régions tropicales. Au temps où on ne rechignait pas au travail de la terre, ce fruit du terroir était garanti pour tout le monde, y compris pour ceux qui ne possédaient pas de figuiers. A cette époque-là, il n'y avait rien de plus humiliant que de jeter un sort sur quelqu'un, en lui disant : «Il viendra un temps où tu manqueras non seulement d'amis, mais aussi de figues !». Ce temps semble être arrivé de nos jours, avec le net recul de la production des figues, cantonnée aujourd'hui dans les derniers îlots que sont Tala Amara, Illoula Oumalou et Mechtras.