Résumé de la 5e partie - Le savant, privé de son ombre, tombe malade... Mais comme vous maigrissez, lui dit-on, vous avez l'air d'une ombre ! Ces mots involontairement cruels firent tressaillir l'infortuné savant. — Il vous faut aller aux eaux, lui dit l'Ombre qui revint lui faire une visite. Il n'y a pas d'autre remède pour votre santé. Vous avez dans le temps refusé l'offre que je vous faisais de vous prendre pour mon ombre. Je vous la réitère en raison de nos anciennes relations. C'est moi qui paye les frais de voyage ; je suis aussi obligée d'aller aux eaux afin de faire pousser ma barbe qui ne veut pas croître suffisamment pour que j'aie l'air de dignité qui convient à ma position. Donc vous serez mon compagnon. Vous écrirez la relation de nos pérégrinations. Soyez cette fois raisonnable et ne repoussez pas ma proposition. Le savant, pressé par la nécessité, fit taire sa fierté et ils partirent. L'Ombre avait toujours la place d'honneur ; selon le soleil, le savant avait à virer et à tourner, de façon à bien figurer une ombre. Cela ne le peinait ni ne l'affectait même pas ; il avait très bon cœur, il était très doux et aimable et il se disait que si cette fantaisie faisait plaisir à l'Ombre, autant valait la satisfaire. Un jour il lui dit : — Maintenant que nous voilà redevenus intimes comme autrefois, ne serait-il pas mieux de nous tutoyer de nouveau ? — Votre proposition est très flatteuse, répondit l'Ombre d'un air pincé qui convenait à sa qualité de maître ; mais comprenez bien ceci que je vais vous dire en toute franchise. Je me sentirais tout bouleversé, si vous veniez me tutoyer de nouveau ; cela me rappellerait trop mon ancienne position subalterne. Mais je veux bien, moi, vous tutoyer : de la sorte votre désir sera accompli au moins à moitié. Et ainsi fut fait. Le brave savant ne protesta pas. «Il paraît que c'est le cours du monde», se dit-il, et il n'y pensa plus. Ils s'installèrent dans une ville d'eaux où il y avait beaucoup d'étrangers de distinction, et entre autres la fille d'un roi, merveilleusement belle ; elle était venue pour se faire guérir d'une grave maladie : sa vue était trop perçante ; elle voyait les choses trop distinctement et cela lui enlevait toute illusion. Elle remarqua que le seigneur nouvellement arrivé n'était pas un seigneur ordinaire. «On prétend qu'il est ici, se dit-elle, pour que les eaux fassent croître sa barbe ; moi je sais à quoi m'en tenir sur son infirmité, c'est qu'il ne projette pas d'ombre.» Sa curiosité était vivement éveillée, et à la promenade elle se fit aussitôt présenter le seigneur étranger. En sa qualité de fille d'un puissant roi, elle n'était pas habituée à user de circonlocutions ; aussi dit-elle à brûle-pourpoint : Je connais votre maladie ; vous souffrez de ne pas avoir d'ombre. — Vos paroles me remplissent de joie, répondit l'Ombre, elles me prouvent que Votre Altesse Royale est sur la voie de la guérison et que votre vue commence à se troubler et à vous abuser. Loin de ne pas avoir d'ombre, j'en ai une tout extraordinaire ; c'est dans ma nature de rechercher tout ce qui est particulier, et je ne me suis pas contentée d'une de ces ombres comme en ont les hommes en général. (A suivre...)