Décembre 1955. Gustave De Ruyter est un agent de change anversois et prospère. A cinquante ans, il peut s'estimer satisfait de l'existence. «Bon, assez travaillé pour aujourd'hui. Il est temps de se préparer pour fêter Noël.» Gustave rentre chez lui, à pied, car son chauffeur l'a déposé devant un bel hôtel particulier qui a miraculeusement échappé aux bombardements de la dernière guerre. La Mercedes est repartie vers le garage au fond du parc. Soudain Gustave se sent saisi par des mains puissantes. Deux hommes l'encadrent et le poussent rapidement vers une voiture qui vient de se ranger le long du trottoir. Une des portes arrière est ouverte. Gustave est projeté à l'intérieur du véhicule et son visage va même heurter la porte fermée de l'autre côté. Sous le coup de la surprise, devant la rapidité de l'action, l'agent de change n'a pas eu le temps de dire un seul mot. A présent ses deux agresseurs sont installés sur la banquette arrière et Gustave, coincé entre eux, les regarde. Ses lunettes sont tombées sur le sol et il essaie d'identifier ces hommes. Mais non, impossible. A l'avant une sorte de gorille au crâne rasé tient le volant. — Qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas ? Que me voulez-vous ? — Tu vas le savoir très bientôt. Tu n'as pas une idée ? Dans la bousculade, Gustave, par réflexe, s'est cramponné à sa grosse serviette de cuir, celle qui contient l'écrin précieux. Mais il se dit que personne ne peut savoir qu'il transporte justement la bague d'opale entourée de diamants qu'il destine à son épouse. Il s'accroche à une idée absurde : — Vous devez vous tromper de personne. — Mais non, mon bonhomme, on ne se trompe pas de personne. Tu es bien Gustave De Ruyter, l'agent de change bien connu. Tu vois on sait tout. On connaît ton adresse personnelle et tous les membres de ta famille : Tina, ta femme, et Louise, Joachim, Bertrand, tes enfants, et Rosita, la fidèle gouvernante. — Laissez ma famille en dehors de ça ! — Mais, parfaitement, pour l'instant ta famille ne nous intéresse pas. C'est juste pour te faire savoir qu'on est bien renseigné. Si, tu ne files pas doux, on saurait où s'adresser et à qui s'intéresser. La voiture vient de s'arrêter. Le parcours n'était pas long. Gustave De Ruyter voit tout de suite qu'on se trouve dans le quartier de son bureau. Un des kidnappeurs, un petit blond à moustache, à peine âgé de trente ans, dit : — Voilà, mon cher monsieur De Ruyter. Nous sommes arrivés. Bien sûr que nous voulons de l'argent. Ton argent. En tout cas celui qui se trouve certainement dans le coffre-fort de ton bureau. — Impossible, mon associé est parti avec l'une des deux clés nécessaires pour l'ouvrir. Aucun de nous ne peut ouvrir le coffre sans la présence de l'autre. Le petit blond réplique : — C'est bien fâcheux ça. On va voir quand même ce que tu peux faire tout seul. Gustave sent que son argument n'a pas convaincu les agresseurs. Son associé ! Quel associé ? Gustave est le seul maître à bord de son affaire. Pas plus d'associé ni de seconde clé que de «beurre en branche», comme on dit. Un des kidnappeurs palpe rapidement les vêtements de l'agent de change. Il ouvre la serviette en cuir. Gustave, le regard fixe, est muet d'angoisse. Mais l'autre n'aperçoit pas, sous les dossiers, l'écrin d'une élégance discrète qui contient la bague. De toute évidence, ce n'est pas cela qu'il cherche. (A suivre...)