La petite Mme Dandreau vient de dire à sa voisine de palier, plus âgée qu'elle : «L'essentiel, c'est que mes enfants aient un père et une mère ! Et, croyez-moi, ça vaut tout l'or du monde. J'en sais quelque chose !» La voisine de palier s'appelle Mme Bernard : c'est ce qui est écrit sur sa porte. Elle a quarante-huit ans. Et elle répond à Mme Dandreau : «A qui le dites-vous !» Mme Dandreau ne fait guère attention à cette réponse. «A qui le dites-vous» est une phrase que l'on entend si souvent dans la conversation qu'elle finit par ne plus rien vouloir dire ! Mais si Josette Dandreau savait ce que sa voisine de palier voudrait lui dire, ce qu'elle essaie de lui dire, depuis des années, elle s'arrêterait tout net et s'évanouirait peut-être, car Mme Bernard voudrait lui dire qu'elle est sa mère, tout simplement. Mais elle n'ose jamais, et voici pourquoi. En 1936, Mme Bernard est une jeune fille de seize ans. Elle s'appelle Josette Coudron et est la fille unique d'un brave et honnête paysan d'un village de Bretagne. «Brave et honnête» selon les clichés du langage de l'époque, ceux qui traduisent l'état d'esprit des années 30. En province, à la campagne, il n'est pas question d'«années folles», ce sont les années de la famille, de la morale et du travail. Il ne faut pas confondre la France des actualités cinématographiques et celle des bulletins paroissiaux. A seize ans, Josette Coudron s'éprend d'un jeune parisien de dix-sept ans qui vient en vacances dans son village. Le fils des «gens du château», comme on dit. La grosse maison, au-dessus du village, qui n'ouvre ses volets qu'en juillet-août. Et au mois d'octobre, Josette se rend compte qu'elle est enceinte. Elle a a «commis la faute» et, bien entendu, elle n'ose pas l'avouer. Le responsable est reparti poursuivre ses études à Paris ; il n'en saura rien, mais la colère du père de Josette est terrible car la honte est sur la famille. A l'époque, et à la campagne où tout le monde vous connaît, un accident de ce genre c'est la catastrophe ! Le père de Josette se met donc dans une telle colère qu?elle s'enfuit et se retrouve à Paris, à la gare du Maine. Josette accouche dans une institution réservée aux jeunes filles qui ont «commis la faute». L'ambiance y est on ne peut plus revêche, mais Josette ne peut rien choisir d'autre, elle n'a que dix-sept ans, et à cet âge-là, en 1936, on est vraiment une jeune fille mineure. Désemparée, perdue dans Paris, ne trouvant nulle part aide ou compréhension, elle confie son bébé à l'Assistance publique. Elle le «confie», c'est-à-dire qu'elle lui donne son nom de jeune fille : Coudron, et aussi son prénom : l'enfant s'appellera Josette Coudron, comme elle. Née de père inconnu, bien sûr. A Paris, Josette a bien tenté de voir ce père soi-disant inconnu, et qui habite un bel immeuble bourgeois du XVIe arrondissement, mais la bonne l'a toisée et lui a dit : «De toute façon, M. Paul est pensionnaire au collège des jésuites, si vous voulez laisser une commission pour ses parents...» Josette a balbutié : «Non, ce n'est pas la peine, merci...» Et elle n'est jamais revenue. Même la bonne était plus culottée qu'elle. Alors, elle a dit à l'Assistance publique : «Je veux que ma petite fille garde son nom : Josette Coudron, je reviendrai la chercher un jour.» Mais les années ont passé, et pour ne pas sombrer, à Paris, dans la prostitution, Josette est retournée en Bretagne. Son père l'a reprise à la maison, après les réflexions et les menaces que l'on imagine. Il a dit : «Toi, tu peux revenir, mais ne nous ramène pas cet enfant, je n'en veux pas à la maison !» Il y a cinquante ans, la «morale» pouvait rendre n'importe quel brave homme totalement stupide. Josette à sa majorité, n'a toujours pas récupéré son enfant et laisse encore passer quelques années en se disant : «Dès que je gagnerai suffisamment ma vie, quelque part, ailleurs qu'au village, j'irai chercher ma fille.» A suivre