Histoire n Avant de quitter sa prison dorée de France vers son exil forcé de Syrie, l'Emir Abdelkader, que Napoléon III admirait secrètement, sera invité lui aussi à «honorer de sa présence» une soirée au théâtre parisien. Aux 17e et 18e siècles, les hommes et les femmes de théâtre en France n'avaient pas une très bonne réputation morale dans le beau monde, en particulier dans les milieux de l'aristocratie. Un comédien, par exemple, était considéré comme un raté, un ramasse-miettes. La comédienne, elle, était tout simplement appelée «théâtreuse», ce qui équivalait presque à débauchée, d'autant que les admirateurs d'une nuit faisaient souvent la chaîne devant sa loge. Plus elle était belle et avait du charme, plus elle était courtisée et invitée dans les soupers en ville. C'est dans ces temples de la réplique que se rencontreront chaque soir les hommes, les talents et les intellectuels qui comptent dans la société. Même les rois et les princes avaient leurs habitudes et parfois leurs loges attitrées aux théâtres. Une soirée au théâtre, surtout lorsqu'il donnait un concert ou une représentation musicale, faisait partie du programme de l'Elysée. Les chefs d'Etat français invitaient alors leurs hôtes à quelques heures de détente pour raffermir les liens d'amitié et de coopération entre eux. Cette coutume sera maintenue jusqu'au général de Gaulle. Avant de quitter sa prison dorée de France vers son exil forcé de Syrie, l'Emir Abdelkader, que Napoléon III admirait secrètement, sera invité lui aussi à «honorer de sa présence» une soirée au théâtre parisien. Inutile de vous dire qu'il fera salle comble. Tout le monde voulait voir l'Emir, le roi des Arabes, le prisonnier pieux et imperturbable, qui avait donné du fil à retordre aux colonnes françaises. Comme si derrière le modeste burnous de l'Emir se cachaient les cavaliers de la Tafna et les fusils de Tagdemt. Tout tremblant d'émotion, Victor Hugo s'approchera de très près de l'Emir et lui chuchotera quelques mots maladroits. Victor Hugo se remémorera longtemps de cette rencontre qui le marquera à jamais. Il en parlera longuement dans ses poèmes et ses romans et citera l'Emir souvent comme référence. Les femmes de la haute société poussaient des soupirs devant le port simple et altier de «l'homme du désert». Toutes fantasmaient face à cet homme dont on se demandait qui, de lui ou de l'empereur était le véritable vainqueur de la bataille d'Algérie. Bref, qui du prisonnier ou du geôlier était le plus libre et le plus épanoui.