Le directeur du plus grand palace de Monte-Carlo, en ce début de siècle, est habitué aux invraisemblables caprices de l'aristocratie russe en général et de la princesse Tovarov en particulier. Mais cette fois, la princesse a été trop loin. Qu'elle ne supporte pas de voir les mêmes massifs de fleurs deux fois de suite et qu'il faille donc, toutes les nuits durant son séjour à l'hôtel, du 15 novembre au 15 mars, faire travailler quarante-huit jardiniers pour changer tous les massifs de fleurs du jardin... passe encore. Du moment qu'elle paie. Mais ce n'est pas tout. La princesse Tovarov ne se déplace jamais sans son quatuor à cordes personnel, chargé de lui jouer de la musique russe, y compris, bien entendu, dans la salle du restaurant. L'ennui est que la musique russe, inévitablement ? et elle le sait d'ailleurs ? donne à la princesse Tovarov des idées de suicide. Elle le sait tellement bien qu'elle exige derrière elle, pour l'empêcher de se jeter par la fenêtre, la présence de deux garçons de l'hôtel. Encore faut-il qu?ils aient moins de vingt-cinq ans, qu'ils ne soient pas trop laids, qu'ils portent l'habit à la française : bas blancs et perruque poudrée. Encore faut-il, pour obtenir que la princesse Tovarov abandonne l'idée de se tuer, lui apporter ce qu'elle appelle «sa potion», c'est-à-dire un mélange de champagne brut fortement sucré, de cognac et de liqueur de violette. Après en avoir vidé huit à dix coupes (ce qui dépend de l'intensité de son désespoir), elle jette la bouteille vide en plein dans le grand miroir derrière le bar. Après quoi, elle se sent mieux. Elle va s'endormir et se réveille le lendemain matin d'excellente humeur, à condition toutefois qu'un groom lui apporte son petit-déjeuner au lit, c'est-à-dire sur un plateau d'argent : six verres de porto avec un ?uf dedans. A savoir aussi : un groom chaque fois différent. Mais qu'importe, à Monte-Carlo, en 1901, qu'une princesse apparentée au tsar soit la plus excentrique, la plus capricieuse des femmes et la plus libertine. L'important c'est qu'elle soit aussi la plus riche et la plus gaspilleuse. Ce sont des choses qui comptent pour un palace. Cette fois, la princesse Tovarov exige tout de même l'impossible. Elle voudrait louer les salons de l'hôtel de Paris, durant toute une nuit, pour y donner ce qu'elle décide d'appeler «le bal du demi-monde» ! Louer les salons n'est pas un problème. C'est le demi-monde qui en est un. A l'époque, il y a le monde, c'est-à-dire l'aristocratie, et à la rigueur quelques bourgeois enrichis, s'ils sont bien polis. Et puis, il y a le «demi-monde», ce qui désigne pudiquement les gigolos et les gourgandines. «Demi» parce qu'on le tolère un peu partout en compagnie du monde. Il le faut bien. Mais jamais, au grand jamais, on n'invite ces gens-là dans un bal mondain. Le bal est la seule chose avec laquelle on ne plaisante pas. Or la princesse prétend que, s'il existe un demi-monde, c'est que l'autre moitié en a besoin pour s'amuser. Donc qu'il faut l'avouer et réunir les deux moitiés pour le grand bal du nouvel An. Mais ça n'est pas possible. On accorde tout à la princesse d'habitude, mais accepter «officiellement» le demi-monde avec le monde... c'est impossible. Le directeur du palace dit à la princesse Tovarov, et son ton est inébranlable : «Le bal du demi-monde où vous voulez, Altesse, mais pas à l'hôtel !» Et tous les palaces de la Côte d'Azur lui font la même réponse : «Désolés... Jamais ! Impossible !» Obstinée comme à son habitude, et voulant à tout prix démontrer son pouvoir, la princesse finit par trouver une énorme villa, demeurée vide pendant la saison, car sa propriétaire veut la vendre beaucoup trop cher : c'est la villa des Mimosas. Elle convoque l'agent immobilier et, d'un ton péremptoire, lui dit : «Je loue cette villa pour une nuit, juste le temps d'un bal !» (à suivre...)