Résumé de la 2e partie Graham fabriqua un tonneau en forme de sarcophage. Le 11 juillet 1886 il embarqua. Tout Philadelphie s'est déplacé pour assister à l'exploit du petit tonnelier ou à sa mort. Car le terrible Whirlpool sera vaincu ou fera une nouvelle victime. Si le «suspense» existe pour des milliers de personnes, il est aussi dans le c?ur de Graham, debout dans son tonneau, qui attache une à une les sangles qui vont le garantir de chocs. A présent, il ne voit plus rien que ces douves de bois, bien jointes les unes contre les autres par des cerceaux de fer, qu'il a enfoncés lui-même à coups de marteau et de burin. Il est sûr de la qualité de son travail, mais comment apprécier la force prodigieuse de cette eau furieuse dont le grondement parvient jusqu'à ses oreilles ? Un cercle qui se déplace, une douve qui s'enfonce contre l'angle aigu d'un rocher et c'est la mort ! Lié comme il est, il ne pourrait même pas esquisser un geste. Charles Graham a confiance pourtant. N'est-il pas le meilleur tonnelier de toute la côte ouest des Etats-Unis ? N'a-t-il pas affirmé qu'on pouvait jeter ses tonneaux du haut du clocher sans aucun risque ? Alors, cette fois, le sort en est jeté. Graham ferme hermétiquement le couvercle au-dessus de sa tête et crie qu'il est prêt. En voyant le tonneau que deux hommes déplacent avec précaution, la foule s'est levée dans un grand murmure. C'est à l'endroit précis où le malheureux capitaine Webb avait pris le départ que l'on dépose le tonneau avant de le pousser dans le fleuve où il disparaît pour refaire surface quelques secondes après. ll coule d'abord au même endroit que le capitaine Webb, puis on le voit ressortir plus loin, tantôt balancé, tantôt tournant comme une toupie, rebondissant contre les rochers ou roulant sur les récifs. Pendant de longues minutes, on le voit tourner lentement sur lui-même, exactement à la même place. La foule s'interroge. Va-t-il rester là, indéfiniment ? Non, le tonneau repart et file comme un vulgaire bouchon de liège. Le courant l'entraîne tout droit vers un jaillissement d'écume, où le choc est formidable. Déséquilibré, le tonneau bascule littéralement de haut en bas et disparaît de longues secondes. On le croit pulvérisé, mais il réapparaît, continuant sa course foIle, acclamé par des milliers de supporters. Chacun vibre à l'unisson de ce petit tonnelier qui a eu l'audace de lancer un défi aux chutes invaincues du Whirlpool. Enfin, après trente-cinq minutes de chocs et de tourbillons de toutes sortes, le tonneau est enfin tiré sur la rive à l'entrée du lac Ontario. Un peu abruti mais indemne, le tonnelier ouvre son couvercle. Quelques visages anxieux se penchent vers lui, et à leur grande surprise la première phrase de cet homme qui vient de risquer sa vie pendant une demi-heure est celle-ci : «Constatez, messieurs, qu'il n'y a pas une goutte d'eau dans mon tonneau !» La seule chose que voulait prouver Charles Graham, c'était qu'il savait fabriquer des tonneaux solides. Et la preuve qu'il venait d'en donner était la meilleure des récompenses. Mais, les émotions passées et les réceptions finies, il fut un peu surpris en recevant sa quote-part sur les entrées payantes dans les gradins. La somme qu'il avait gagnée en trente-cinq minutes était à peu près celle qu'il avait mis dix ans à gagner en fabriquant des tonneaux ! Charles Graham ne se laissa pas griser. ll profita de cette somme pour agrandir son entreprise et, la publicité aidant, les tonneaux Graham se vendirent dans tous les Etats-Unis. Mieux, le petit tonnelier, qui n'avait rien d'un aventurier, prit goût au spectacle. Dans les années suivantes, il refit trois fois la descente des rapides du Whirlpool. Mais cette fois la tête à l'air, afin de profiter du spectacle lui aussi. Et ce fut chaque fois pour lui non pas l'occasion d'accomplir un exploit quelconque, mais de prouver simplement et publicitairement que les tonneaux Graham étaient les plus solides. Et aussi pour que personne jamais n'ait le culot de parler de «petit défaut» à propos d'un tonneau de sa fabrication.