En Alsace, c'est le printemps, comme partout ailleurs, et les activités sociales reprennent. Aujourd'hui, les représentants du troisième âge de la région strasbourgeoise sont tous émoustillés : ils vont se voir servir un de ces bons repas que la communauté catholique leur offre de temps en temps pour les réunir, les distraire, les faire sortir de la morne routine des maisons de repos, de retraite, de fin de parcours. Aujourd'hui, c'est la fête pour eux. Ils se réjouissent en pensant aux délicieuses charcuteries, au bon plat de résistance, aux fromages succulents, aux pâtisseries légères qu'ils vont se voir présenter. Surtout que le repas sera arrosé de quelques bons vins d'Alsace, blancs et rouges... Tout le monde est d'humeur joyeuse, et l'équipe qui fait le service n'est pas la dernière à participer à la gaieté générale. Voir tous ces visages marqués par les années se dérider et participer à leur jubilation est vraiment un plaisir. S?ur Jeanne, épouse de Dieu depuis de nombreuses années, se dépense sans compter pour que chacun reçoive sa part, pour que les petites réclamations soient satisfaites, pour aider les plus maladroits à participer au banquet. S?ur Jeanne a fait don de sa vie à Notre Seigneur, et elle demande chaque jour à Jésus de pouvoir se coucher après avoir donné le meilleur d'elle-même au service des autres, à commencer par les plus humbles. Mais, parfois, la tâche est plutôt rude : s?ur Jeanne, avec ses frêles quarante-neuf ans, termine souvent la journée avec des douleurs dans ses maigres jambes. Mais jamais elle ne regrette le choix qu'elle a fait depuis bien longtemps. Aujourd'hui, la foule bruissante, joyeuse mais impatiente, les multiples appels, les plats à porter, fatiguent un peu la religieuse. En plus, elle est inquiète car, dès le repas terminé, il faudra tout remettre en ordre. Ensuite, elle doit se rendre, en voiture, auprès de sa mère : celle-ci, dans une commune voisine, voit sa santé se détériorer. Il est bien naturel que s?ur Jeanne, si dévouée pour les inconnus et les étrangers, trouve un moment afin de s'occuper de sa famille. Dure journée en perspective. Les heures passent, s?ur Jeanne sent que sa fatigue augmente. Elle se demande si elle va pouvoir tenir jusqu'au moment d'aller rendre visite à sa mère... On l'appelle, parmi les rires et les chansons que certains un peu ivres, fredonnent déjà. Un petit verre, ma s?ur ? S?ur Jeanne se dit qu'un verre de vin blanc n'est pas un péché. Chacun a le droit d'apprécier la vigne d'Alsace. Effectivement, ce petit verre de gewurtztraminer lui met du baume au c?ur, et la voilà repartie entre les travées de convives, présente partout. Un peu plus tard, un peu plus loin, c'est un petit verre de rouge qu'on lui propose. Le blanc lui a fait du bien, elle accepte le rouge. C'est fou ce qu'elle se sent mieux, à présent. Et c'est avec une ardeur nouvelle que s?ur Jeanne, aidée de tous les autres membres de l'équipe de volontaires, une fois le repas terminé, remet tout en ordre, lave la vaisselle, range les chaises et les tables et fait tout ce qu'elle doit faire. Mais il n'est plus temps de s'attarder. S?ur Jeanne n'a même pas pu avaler le moindre morceau de quiche, la moindre part de kouglof. Elle monte à bord de sa petite Peugeot avec une drôle de sensation : un mélange de fatigue et d'excitation. Bon, elle verra bien quand elle sera auprès de sa mère. «Mon Dieu, pense-t-elle en consultant sa montre, déjà si tard ! Pas une minute à perdre, sinon je ne vais pas pouvoir rester plus de quelques instants avec maman.» Elle appuie instinctivement sur le champignon, les arbres glissent de chaque côté de la voiture. Elle pourrait presque conduire les yeux fermés car elle connaît trop bien la route. D'ailleurs, aujourd'hui, elle se sent sûre d'elle, elle négocie les virages comme un vrai pilote de Formule 1. Enfin presque, car là, dans ce virage, s?ur Jeanne se laisse surprendre par la courbe de la chaussée. Elle freine, mais un peu trop tard. L'esprit un peu embrumé par l'alcool, elle oublie de rétrograder, continue de freiner au lieu d'accélérer pour reprendre la maîtrise de son véhicule qui se déporte sur la gauche, complètement sur la gauche. En face, Guillaume H., jeune père de famille, pédale sur sa bicyclette. Quand s?ur Jeanne le voit, elle essaie désespérément de ramener sa voiture sur la droite de la chaussée. Trop tard : elle heurte de plein fouet le pauvre Guillaume, qui est coincé contre un arbre. La Peugeot, après le choc sanglant, rebondit sur la droite de la route. Sous le choc, s?ur Jeanne perd conscience. Elle ne verra pas sa mère aujourd'hui. Les gendarmes, appelés sur les lieux de l'accident, font les constatations d'usage. Un contrôle, insolite quand il s'agit d'une religieuse, révèle que s?ur Jeanne conduisait avec 1,76 g d'alcool dans le sang. Elle n'a pas pu garder la maîtrise de son véhicule. Guillaume, le jeune père de famille, meurt à l'hôpital après trois semaines de coma. Il laisse une veuve et deux orphelins. La justice suit son cours. S?ur Jeanne doit payer 600 francs d'amende. Elle se voit retirer son permis de conduire pour trois ans. Elle pleure doucement quand, dans le box des accusés, elle s'entend condamner à dix-huit mois de prison dont trois mois fermes et à 250 000 francs de dommages et intérêts pour la famille de la victime.