Vingt septembre 1992. Décor de nuit en Corse, village de montagne. Fin de l?été. Les quelques touristes qui affrontaient en ces lieux les zones d?affluence sont partis. Les pizzaïolos de l?été sont au chômage, les boîtes de nuit rendues aux fêtards locaux. Pourtant, le joli village est en état de siège. Le maire a demandé l?aide de la gendarmerie pour protéger la commune et les bâtiments administratifs. Pour protéger aussi sa famille. Il n?en peut plus, monsieur le maire, le climat de son village n?a rien d?ensoleillé. La veille encore, un interlocuteur anonyme ? les plus courageux ? a déclaré au téléphone que la mairie allait sauter. «Faire sauter» est le leitmotiv de corbeaux qui font planer sur ce village l?ombre noire de leurs ailes destructrices. En 1990, le beau-frère du maire a péri, victime d?une bombe. L'assassin n?a pas été découvert. En mars 1992, la salle des délibérations de la mairie a été plastiquée On ne sait pas par qui. En juin 1992, on a découvert des explosifs sous la voiture de la fille du maire. Elle s?apprêtait à y monter, avec sa petite fille de deux ans, lorsque l?engin, mal arrimé est tombé à terre sans exploser. Le coupable court toujours. Il semble qu?on en veuille au maire et à tout ce qui le touche de près ? fonction, famille. Bien entendu, personne ne sait, ne dit, ou ne chuchote l?ombre d?un renseignement. Autonomistes ? C?est la première idée qui vient à l?esprit, évidemment. Monsieur le maire n'est pas natif du village. Il est Corse, mais vient d'un village plus au sud. Lui en voudrait-on, côté autonomiste, d'avoir franchi électoralement les quelques kilomètres qui l'ont installé ici ? Les familles dirigeantes iraient-elles jusqu'à instaurer des frontières à chaque buisson, à chaque tournant de route ? L'autonomie se calculerait-elle au centimètre carré de maquis ? Monsieur le maire a un gendre architecte et une fille dans l'immobilier. On connaît la répulsion du Corse autonomiste pour tout ce qui touche la construction et l'immobilier, mais, en général, cette répulsion se tourne contre les «étrangers» ou les spéculateurs. Or, monsieur le maire ne spécule pas et déclare «ne pas manger» dans la main des étrangers. Mais monsieur le maire vient justement de ce village plus au sud où, paraît-il, l'immobilier a beaucoup fleuri... Il dit ne pas avoir d'ennemis. Serait-il racketté ? Peut-on raisonnablement penser à une mafia locale qui ferait régner la terreur ? Le maire aurait-il refusé un permis de construire à quelqu'un ? Aurait-il accordé un permis à un autre ? Pure spéculation. Mais l'insécurité règne depuis son élection. Les gendarmes sont venus à plusieurs reprises. Ils ont procédé à une vaste opération de vérifications et d'interpellations. Deux individus ont été placés en garde à vue, un seul a été incarcéré, pour détention illégale d'armes. Tout cela n'a abouti à rien. Et ça recommence, avec la voix anonyme et menaçante qui prévient, le soir du 19 septembre 1992 : «On va faire sauter la mairie.» Le maire fait appel à la force publique, et les gendarmes reviennent. Un détachement spécial d'une cinquantaine d'hommes, débarque du continent en zone d'insécurité, s'installe dans la ville voisine. Des hommes sont désignés pour patrouiller dans le village. Le soir du 20 septembre, ils sont deux, dans un fourgon bleu, à rouler lentement dans les rues tortueuses. Deux jeunes gendarmes. Etre gendarme en Corse, c'est un peu faire la guerre. Le gendarme est une cible potentielle. Il doit donc patrouiller avec précaution, couvert d'un gilet pare-balles et tous les sens en alerte. Loïc, vingt-six ans, David, vingt-six ans, habituellement cantonnés à Châtellerault, ont pour mission, ce soir, de surveiller les abords de la mairie. Mais il fait si chaud qu'ils n'ont pas revêtu leurs gilets pare-balles. Ils savent que, depuis 1975, onze gendarmes ont été tués en Corse, mais ce village ne leur paraît pas représenter une menace. On y parle de plastiquage, certes, mais pas de tueurs embusqués, faisant des cartons du haut des toits. De plus, le gouvernement a décidé, au cours de l'été 1992, d'augmenter de 10% les effectifs de police et de gendarmerie dans l'île. Cela devrait calmer un peu les esprits bombeurs. (à suivre...)