Michel P. en a assez. A quarante-trois ans, la vie lui semble «croche et filandrine», comme dirait Bécaud. A quoi bon vivre ? Vivre de quoi ? Vivre pour quoi ? Autant de questions qu'il n'est pas près de résoudre. Surtout depuis sa dépression nerveuse. Aujourd'hui, il est chômeur, il habite un petit studio de location. Mais ce moustachu au visage avenant est bien vu du voisinage. Correct. Rien à dire, poli, souriant. Il ne fait rien, à part fréquenter les bistrots du coin. Il en est le client assidu, bien vu là aussi de tout le monde, car il est jovial, rieur, généreux. Il est un des rares à offrir des tournées générales. Pourquoi a-t-il envie de mourir ? Pourquoi chaque matin se réveille-t-il en souhaitant ne plus avoir à affronter une nouvelle journée ? Qui pourrait le dire ? Même pas sa famille qui vit loin du Jura, dans la région parisienne, même pas son frère qui demeure dans la région du Mans. Personne pour déchiffrer la mélancolie de cet homme normal. Dans ces bistrots que fréquente Michel le moustachu, une autre victime de la vie vient aussi se désaltérer et oublier les vicissitudes du quotidien. Félicien D., vingt-neuf ans, a, lui aussi, du mal à vivre. Mais en ce qui le concerne, on comprend mieux les raisons de son spleen. A vingt ans tout juste, un grave accident de voiture le laisse dans le coma et il demeure sans réaction aucune pendant deux mois. Quand il reprend conscience, son entourage, et lui aussi peut-être, se rend compte de l'étendue des dégâts. Félicien, qui n'était peut-être pas un génie avant l'accident, est devenu un peu plus lent dans ses réactions et dans ses démarches «intellectuelles». Il est aussi devenu plus lent dans ses mouvements physiques et, désormais, une boiterie assez forte donnera une allure saccadée à ce grand garçon qui ressemble comme deux gouttes d'eau à un jeune Jacques Brel. Félicien, suite à cet accident, perçoit une pension d'invalidité et c'est là son seul revenu. Son épouse Julie, mère d'une petite fille, n'a pas les épaules assez larges pour envisager de vivre toute sa vie durant avec ce grand boiteux qui n'est plus que l'ombre de celui qu'elle a épousé. Elle demande et obtient le divorce, entame une autre vie, sans aigreur, sans haine, pour simplement essayer de préserver l'avenir de sa file, la petite Patricia. De temps en temps, Félicien jouit de son droit de visite et essaie de donner à la gamine le peu qu'il possède, en argent, en amour... Si peu, il le sait et cela le désole. Mais... c'est la vie. Heureusement qu'il y a la chaude ambiance du bistrot. Des copains, comme Michel par exemple, le moustachu sympa et généreux. Justement, ce soir, devant une bière, Michel aborde Félicien et lui glisse presque confidentiellement dans l'oreille : «Il faut que je te parle, si tu es libre, ça serait bien qu'on aille tous les deux au restaurant demain à midi. Je t'invite à l'auberge Marguerite.» Félicien, incrédule, contemple Michel et hésite à comprendre : l'auberge Marguerite ? Mais c'est l'endroit le plus élégant de la ville et le plus cher aussi. Avec des menus à «y a pas de prix». Il a sans doute mal compris. «A l'auberge Marguerite ?» Michel confirme : «Mais oui, t'en fais pas, c'est pour célébrer quelque chose et pour te faire une proposition qui te rapportera pas mal d'argent. Je pense que tu ne vas pas cracher sur le pognon ?» Ce soir-là, Félicien a du mal à s'endormir. Mais le lendemain matin, conformément aux recommandations de Michel, il revêt ses plus beaux vêtements et, après un petit parcours au volant de sa R 18, il rejoint Michel qui vient tout juste d'arriver devant l'auberge avec sa Ford Fiesta. Félicien est presque étonné de voir l'autre à l'heure pour le rendez-vous. Michel a, lui aussi, revêtu son plus beau costume, orné de quelques faux plis. Les deux copains pénètrent dans la salle à manger cossue. Le feu dans la cheminée réchauffe l'atmosphère et invite à déguster les plats les plus fins. (à suivre...)