Toute l'année, Lavri transporta toute sorte de marchandises pour le commerçant, et il travailla avec tant de sérieux que son maître ne put que louer ses services. C'est pourquoi, lorsque notre transporteur commença à se languir de chez lui et à songer au retour, son maître le supplia de rester. Mais Lavri ne pouvait demeurer ici. En échange de ses services, le marchand lui offrit une pleine carriole de tissus, de chaussures, d'épices rares et Dieu seul sait quoi encore... Il lui remit un petit sac de pièces d'or et, quand ils se séparèrent, il lui glissa dans la poche un petit miroir. «Pourquoi me donnes-tu ça ?» s'étonna Lavri. «Tu m'as déjà fourni plus que le nécessaire. Chez nous, de toute façon, presque personne ne sait à quoi sert un miroir.» Le marchand se contenta de sourire : « C'est justement pour cela. Lorsque au chalet tout le monde se sera vu dans ce miroir, peut-être reviendras-tu chez moi avec toute ta famille. D'ici à un an, je te reverrai...» Lavri fut intrigué par ces propos. Pendant tout le voyage, ils lui tournèrent dans la tête. Mais il n'en trouva pas la signification. Sa femme fut contente de le revoir et les bijoux qu'il lui avait rapportés lui plurent beaucoup. Mais ses parents se contentèrent de lui reprocher d'avoir été si longtemps absent alors qu'on avait besoin de lui à la maison. Ils ne jetèrent même pas un coup d'?il aux cadeaux qu'il avait pour eux. Lavri était déçu, mais le pire n'était pas encore arrivé. Le lendemain, lorsque sa femme suspendit le nouveau manteau de son époux à une patère, il en tomba, d'une poche, un petit miroir. Elle s?y regarda aussitôt. « Aïe !, aïe !, aïe ! » fit-elle, éclatant en lamentations. «C'est donc pour cela que Lavri ne revenait pas ... Et en plus, il a emporté son portrait !» La mère entendit les plaintes de l'épouse et, bien sûr, voulut savoir de quoi il s'agissait. «Lavri a connu en ville une belle jeune femme, et il a même rapporté son portrait. Regardez donc !», dit la jeune épouse en tendant le miroir à la mère. Dès qu'elle eut regardé dans le petit miroir, la mère se lamenta de plus belle :« Que dis-tu ? Mais c'est une vraie grand-mère ! Elle a beaucoup de rides ... Ah ! Lavri, Lavri, où donc t'es-tu fourré ? » Elles gémirent si bien ensemble que le père entendit. Tout essoufflé, il arriva dans la pièce et on lui dit aussitôt : « Regarde, ce scandale ! Lavri s'est lié en ville avec une vieille femme, et de plus, il garde son portrait. » Le vieil homme prit le miroir, y jeta un coup d'?il et faillit tomber raide de surprise : « Quelle vieille femme ? cria-t-il, mais c'est d'un vieux grand-père qu'il s'agit ! Mon fils a probablement perdu la raison dans cette ville.» Ils geignirent et se désolèrent ainsi tous les trois, tant et si bien que, dans la cour, le chien se mit de la partie. C'est dans cet état que Lavri les découvrit le soir, quand il rentra de la forêt. Sa femme, sa mère et son père lui demandèrent des comptes, lui montrant le miroir pour preuve que le scandale avait assez duré et qu'il était allé trop loin. Alors, le jeune homme éclata de rire : « Vous n'avez fait que regarder votre propre visage ! Ceci n'est pas un portrait, mais un miroir très ordinaire comme en possède en ville le premier imbécile venu.» Et Lavri posta son propre visage devant cette chose étrange. Les trois autres purent voir par-dessus son épaule qu'il s'agissait bien de lui. Quand ils eurent tous compris à quoi servait un miroir, ils se regardèrent à tour de rôle avec confusion. Puis, ils questionnèrent Lavri sur la façon dont on vivait en ville, sur ce que l'on y faisait, sur ce qu'on y voyait... Les questions et les réponses étaient si nombreuses qu'elles durèrent toute une semaine. A la fin, plus personne ne voulait rester au chalet un jour de plus. Tous voulaient aller à la ville. C'était bien le but recherché par Lavri. Il ne mit dans la charrette que le strict nécessaire. Il installa ses parents sur la banquette et sa femme près de lui. Et ce n'est que lorsqu'il claqua du fouet pour faire avancer le cheval sur la route de la ville qu'il comprit enfin pourquoi son ami marchand lui avait offert ce miroir.