Il y avait un sultan qui avait un fils unique. Il chérissait ce fils comme la pupille de ses yeux, veillant jour et nuit sur son repos. Il le gardait enfermé dans son palais ne le nourrissant que de fruits sans noyau, de viande sans os et de mets onctueux. Ce garçon s'appelait Ahmed Lahlah (1), il était aussi flamboyant de beauté que l'astre de la nuit. Le jour même de la naissance du prince, la jument du sultan avait mis bas un magnifique poulain. Ce poulain était si impétueux que personne n'osait l'approcher pour le dompter et en faire son cheval. Aussi, on le gardait constamment enfermé dans l'écurie. Ahmed grandit donc, à l'instar du fougueux poulain, dans un isolement total. Hormis son père, sa mère et quelques domestiques, personne d'autre n'était autorisé à l'approcher. Ses cousins, qui étaient fort nombreux, étaient dévorés de l'envie de le connaître, car on disait qu'il était mieux fait qu'eux, et la jalousie les mortifiait. Aussi, un jour, organisèrent-ils une grande fête avec musique et fantasia. Pendant que la fête battait son plein, ils chargèrent, moyennant récompense, la vieille Settoute d'attirer, par quelque ruse dont elle avait le secret, le jeune prince à l'extérieur. Ahmed Lahlah devait alors avoir quinze ou seize ans d'âge. Settoute, qui avait ses entrées au palais tant elle était rusée, parvint, par quelques tours et mensonges, à pénétrer dans les appartements du prince. Elle le trouva en train de déjeuner de mets onctueux, de viande sans os et de fruits sans noyau. Elle se pencha pour lui baiser respectueusement le front, puis exhala un profond soupir de compassion et dit : — La viande sans os est bien appétissante, mon enfant. Je n'en doute pas. Mais as-tu seulement une idée de l'os ? Le prince n'avait jamais vu un os, mais, en apprenant que l'os était plus savoureux que la viande, il jeta sa viande avec colère et ordonna à ses domestiques de lui apporter, séance tenante, un os, sinon il ferait un malheur. Devant cette menace, on s'empressa d'exaucer son désir. On lui apporta un os et il se mit en devoir de le manger pour en apprécier la saveur. Mais, quelque effort qu'il fît avec ses dents, il ne réussit nullement à l'entamer. Alors, il se fâcha et s'en prit avec véhémence à la vieille Settoute. — Vieille de l'enfer, ne viens-tu pas de prétendre que l'os est plus savoureux que la viande ? Je vais te faire payer chèrement ton mensonge. — Non, mon enfant, je n'ai pas menti, répondit la veille. Ce qui est savoureux dans un os, c'est la moelle ; et, la moelle, elle se trouve dans l'os. Commence d'abord par le briser. Tiens, lance-le contre cette paroi, et il se brisera. La paroi que Settoute avait indiquée au prince était en verre opaque ; elle laissait passer la lumière du jour, mais ne permettait pas de voir à l'extérieur. Inconscient, le prince leva le bras et envoya violemment l'os contre la paroi. Le choc fut tel que le verre éclata en morceaux, permettant soudainement aux mille bruits de la fête d'envahir les appartements du prince. Ahmed se précipita vers l'ouverture par où il passa la tête. Le spectacle de la fête, qui se tenait au pied du palais, le laissa bouche bée, car, jamais, il n'avait vu pareille chose. — C'est quoi ? demanda-t-il avec perplexité. Alors Settoute, qui avait prémédité cet instant lui dit : – Ahmed, mon pauvre enfant, ce sont tes cousins qui s'amusent. Toi, enfermé dans tes appartements jour et nuit comme un prisonnier, tu ne connais rien de la vraie vie qui se passe dehors. Regarde ces jeunes gens de ton âge comme ils sont heureux sur leurs chevaux. Toi, tu n'es jamais monté sur un cheval. (à suivre...) 1. Membre de la légendaire tribu arabe des Banu-Hilal.