Résurrection Revisiter Basetta, se baigner à Padovani, faire la chaîne au Majestic, supporter le Mouloudia, se taper une glace à la Princesse... Deux ans, jour pour jour, après la catastrophe du 10 novembre 2001, Bab El-Oued rouvre les portes de la gracieuse rivière. Ce quartier, c'est Alger au langage bigarré, un mélange de tout sauf d?attitudes ! Car Bab El-Oued a sa propre identité et respire le même air. Celui d'une brise qui suit jovialement les crépitements de la tempête. Bahr Etoufane n'est plus qu'une hantise refoulée. El-Badji peut reposer en paix. Sous un ciel brumeux, Padovani fait frissonner. Il est loin l'été où les petits garçons s?y baignaient dans l?insouciance. Mais les amoureux scrutant l'horizon infini y trouvent remède. Et l'Eden-Plage, Le Petit Chapeau, Deux-Chameaux, points de rassemblement des écoliers du quartier qui faisaient l'école buissonnière pour aller s?y baigner. Ce qui fut naguère une belle fresque de catalan, de castillan, de maltais, de français, d'arabe, de provençal, de napolitain et de sicilien est désormais une fresque tout bonnement «babelouadesque». Du front de mer (boulevard Mira) à Triolet, de Maillot aux Trois-Horloges en passant par Basetta, il n'y a qu'un seul et indivisible «pays», béni d'en haut par l'inégalable Casbah et d'en bas par une mer assagie et décidée à dompter ses immenses vagues après l'effroyable crime de lèse-majesté. Les torrents d'eau et de boue qui ont obstrué les voies d'évacuation, sont désormais une histoire qui rend le c?ur généreux. A Bab El-Oued, on pleure les disparus dans la grandeur comme on célèbre les mariages, les circoncisions et les lauréats du bac dans le faste. Trois-Horloges. Le lampadaire en fonte surmonté d'une horloge à trois cadrans, rythme avec minutie la vie de ce quartier éponyme. On y passe, y repasse sans jamais se presser en allant au travail, à la mosquée où à l'école, car ces trois horloges ont gardé leur ponctualité séculaire en bravant toutes les vicissitudes. A l'heure du f?tour, le rond-point, avec sa constante foule grouillante, se vide sans perdre de son éloquence. Les chardonnerets du marché couvert laissent à ce moment précis le lampadaire combler le vide par ses heures murmurantes. Le soir, Bab El-Oued, le ventre bien rempli, redevient Bab El-Oued la fantasque. Une mosaïque de rues et ruelles qui respirent le ramadan jusqu'à l'asphyxie. Le lampadaire voit affluer une procession de pèlerins des trois côtés. Les estaminets suffoquent de fumée. les rideaux de magasins s'ouvrent presque au même moment, par le même geste rythmé d'une ?uvre colossale. Au boulevard colonel Lotfi, voitures et piétons se disputent de petites parcelles laissées vides. «C'est bien plus joli que les tonnes de boue qui nous ont inondés», s'exclame un quinquagénaire sirotant un café. Après le café, la prière des taraouih. La mosquée An Nasr est prise d'assaut de toute part. Il est loin le temps «maudit» où ce lieu de culte a failli subir le châtiment des torrents tombés du ciel. Tout feu tout flamme, il est beau à voir, beau à contempler comme cette belle stèle, à côté, érigée à la hâte à la mémoire des quelque 1 000 victimes, sur un terrain devenu subitement vague depuis la démolition des immeubles menaçant ruine. On oublie presque, devant cette splendeur picturale, que juste en haut, des dizaines de morts, des dockers pour la plupart, ont laissé planer leur fantôme dans les eaux bouillonnantes d'un hammam désormais englouti, presque à la manière de l'Atlantide. Non loin de là, Basetta, où on lavait le linge et où on abrevait les chevaux pour éviter de descendre à l'oued, pas le moindre stigmate. Un lavoir est fait pour que tout soit lavé. Les stigmates, en revanche, il y en a à la pelle à Triolet. Le marché n'existe plus. La grande chaussée a été totalement refaite. Les morts, ensevelis entre les tas de boue de ferraille des semi-remorques, sont enterrés depuis longtemps. On oublie tout sauf les pieuses pensées. Bab El-Oued, bien plus qu'un quartier vivant les réminiscences d'une vie à conjuguer à tous les temps, a envie d'aimer la vie et de vivre l'amour en communion. L'amour qui a résisté là où les immeubles ont sombré.