Sous un soleil de plomb — 40o à l'ombre — des hommes s'échinent à dompter un relief ingrat, un désert aride pour tracer la route tant attendue. Celle-ci apportera des bienfaits à la région, mais comme toute médaille, elle a son revers. Son front de pachyderme est un océan de sueur. «C'est comme ça tous les jours», sourit Abderahim, épaules larges comme dans les péplums, cheveux hirsutes et buste aussi robuste qu'une mangrove. Ce trentenaire, originaire de Aïn Azel (wilaya de Sétif) est grutier à Oued Djer et, depuis que la canicule s'est installée, il a mis deux bouteilles d'eau glacée sous le fauteuil de son engin de marque allemande. «J'en ai bu des tonnes», dit-il sur le ton de la plaisanterie. Il est là depuis deux ans et demi. «J'étais présent au premier coup de pelle», affirme-t-il, tout fier de faire partie de la petite colonie des pionniers. Il dit connaître pratiquement tout sur ce tronçon Oued Djer-Hoceinia dans la wilaya de Aïn Defla, un des fleurons de l'autoroute Est-Ouest. Il le connaît «centimètre par centimètre». «Je connais la région mieux que ses habitants et à mesure que le chantier avance, je me dis que la fin est toute proche.» L'ennemi numéro un ! «La chaleur ! personne ne la supporte ici… C'est l'enfer de 8h jusqu'à 17h. Nous n'avons qu'une heure de repos entre midi et 13 h.» Le mercure, qui dépasse 40 degrés, est intenable avec les travaux d'Hercule auxquels s'adonnent, au quotidien, ouvriers et manœuvres au milieu de millions de mètres cubes de matériaux de construction et sur un chantier où une dizaine de poids lourds soulèvent des nuages de poussière en avançant, marche avant et marche arrière. «J'ai avalé de la poussière plus que quiconque ici… tout cela pour 17 000 DA», ne peut s'empêcher d'ajouter Abderahim. C'est à ce moment que passe Tessiano Bettina. «C'est notre chef d'équipe. Il est italien.» Avec un mégot de «Nassim» entre les lèvres, Bettina fait irruption et entre deux bouffées, il ne trouve aucune peine à effacer son grutier. «Que voulez-vous savoir messieurs les journalistes ? notre société ? eh, bien… nous avons travaillé à l'aéroport Charles-de-Gaulle, nous avons travaillé en Guinée-Bissau et nous avons réalisé les grandes autoroutes d'Italie. Nous sommes les meilleurs», s'enorgueillit-il dans un français aussi approximatif que son «salamou alaikoum» du début de la conversation. Abderahim est déjà bien loin et dans son dernier regard, il semble vouloir nous réserver d'autres confidences si toutefois l'Italien daignait en finir avec son long récital. Bettina ressort une deuxième cigarette qu'il allume avec le précédent mégot. Il parle maintenant de la sécurité. «Je ne sais pas pourquoi, chez vous, il y a peu de sécurité dans le travail», s'interroge-t-il avant d'aller inspecter le travail d'un groupe d'ouvriers, tous natifs d'El-Affroun, qui, sur un monticule de boue, sont en train de dévisser des poutres pour la construction d'une partie d'un viaduc. L'italien parti, le grutier ne perd pas une minute avant de redescendre des «cieux». «Tout à l'heure, j'ai oublié de vous dire que les étrangers qui sont sur ce chantier touchent plus de 60 millions par mois, cinquante fois plus que nous…», nous fera-t-il savoir sur un ton d'impuissance qui en dissuaderait, plus d'un, à aller opposer sa frêle musculature à des montagnes de roches pour… 17 000 DA.