En 1942, la Corse est déjà l'«île de Beauté». Mais beaucoup de ses habitants, corses ou continentaux, n'ont guère le temps de faire du tourisme. Pour eux le problème principal est : «Que va-t-on trouver à manger ?» La famille du maréchal des logis Antoine Carmino est comme toutes les familles de l'île, ou presque. Le père est gendarme, ce qui ne lui laisse pas de temps pour entretenir un jardin potager. Où planterait-il des choux, d'ailleurs ? La mère, Julienne, a fort à faire avec ses deux garçons. Sébastien, cinq ans, promet d'être turbulent. Le père dit : — Il faudra lui faire faire du sport, ça le calmera un peu. — Tu as raison, Antoine. C'est déjà un vrai casse-cou. Dès que j'ai le dos tourné, il grimpe partout au risque de se tuer... Edouard, le cadet, sera peut-être aussi un casse-cou. Pour l'instant, il se contente de jeter à travers la pièce tout ce qui lui tombe sous la main. Julienne, au fil des mois, se désespère : — Je n'arrive plus à trouver à manger. C'est une catastrophe. Les garçons ont besoin d'une nourriture abondante. Sinon, ils risquent d'avoir des problèmes de croissance, une déficience, des scolioses, que sais-je encore ? Antoine Carmino approuve d'un mouvement de la tête : — Ah ! bon Dieu. Si j'avais su, je vous aurais envoyés en Tunisie, à Sousse, chez ma tante Yolande. Là-bas, ils ont ce qu'il faut pour pousser correctement... Toi aussi, ma pauvre Julienne, je te trouve l'air amaigrie. Avec tout ce que tu as à faire, tu ne vas pas tenir le coup. Pour peu que la guerre dure encore quelques mois... Quelques mois ! Antoine Carmino ne se doute pas de ce qui attend la Corse et la France tout entière. L'été suivant, Antoine prend une décision : — Il y a un bateau qui part pour la Tunisie. Ce sera peut-être le dernier. Alors, je n'hésite plus, je vous envoie tous les trois là-bas. Vous vous installerez à Sousse avec toutes nos affaires. Vous y serez plus en sécurité qu'ici. — Et si les Italiens font les méchants ? — Italiens, Italiens. Quand on s'appelle Carmino, tu trouves que ça ne fait pas un peu italien ? Julienne est à a fois heureuse de pouvoir mettre ses garçons à l'abri et triste de se séparer de son mari : ils allaient fêter leurs dix ans de mariage... — Tu me donneras des nouvelles, chéri. Le plus souvent possible. Je serai morte d'inquiétude tant que nous serons séparés. — Mais oui, mais oui. Ne t'inquiète donc pas : vous voyagez sur le «Madame Mère». Départ dans un mois. J'ai déjà pris des dispositions pour que tu emmènes tous nos meubles. Julienne admet que c'est une bonne décision. Sébastien accueille la nouvelle du voyage avec bonne humeur : — On va aller chez tante Yolande ? On va jouer avec nos cousins ? On montera sur des chameaux ? On verra des lions ? Une semaine avant la date prévue pour le départ, Julienne ressent une angoisse soudaine. Elle perd l'appétit et ne dort plus : — Qu'est-ce qui t'arrive, ma chérie ? C'est le voyage qui t'inquiète ? — Oui, je ne sais pas, j'ai comme un pressentiment. — Quel pressentiment ? — Je ne peux pas dire. J'ai l'impression que ce bateau n'arrivera pas à Tunis... Qu'il va faire naufrage. — Mais enfin, pourquoi ? Il a toutes les autorisations. Il ne transportera que des civils. Que pourrait-il craindre ? (à suivre ...)