Au fin fond de l'est de la France, au cœur des Vosges, une famille modeste exerce son métier depuis des générations. Chez les Brémond, on est brodeurs de père en fils. Et de mère en fille. La réputation de la famille est établie depuis longtemps et bien au-delà de nos frontières. Certains des Brémond n'ont pas hésité à partir au loin pour exécuter des broderies pour les têtes couronnées étrangères. On a vu des Brémond au fin fond de la Perse, d'autres ont travaillé pour la cour d'Espagne. Une branche s'est établie en Angleterre, après de longues années passées à broder les robes de la reine Victoria. Des Brémond enfin sont allés jusqu'à Saint-Pétersbourg pour y enrichir par leur talent les fastes de la cour des tsars... Mais, depuis toujours, il est resté des Brémond à Saint-Val, le berceau de la famille. C'est au foyer de Ferdinand et Germaine Brémond que naît un premier fils, Emmanuel, juste après la Seconde Guerre mondiale... Emmanuel n'est pas admis dans l'atelier de la famille, là où son père, sa mère, ses tantes se crèvent les yeux sur des travaux d'aiguilles qui semblent faits de toiles d'araignées scintillantes. Il court les champs, apprend à ramasser les champignons, à pêcher dans la rivière. Une vraie vie de petit paysan... Pourtant, ses parents ont de l'ambition : — Quand il va arriver sur ses sept ans, on verra si la broderie le tente. Jusque-là... attendons un peu. Un beau soir de Noël, Emmanuel reçoit, parmi les cadeaux modestes qui ornent l'arbre illuminé, une superbe boîte de fruits confits... Il sait ce que contient la boîte mais, avant de l'ouvrir, il prend le temps de contempler le paysage qui orne le couvercle. C'est une vue de Naples. Rien que de très normal puisque les friandises sont de la marque Napoli. Le petit Emmanuel admire le paysage : la mer toute bleue, les pins parasols qui penchent sur le côté de la boîte. Le «château des Normands», énorme monument qui défendait le port de Naples. — Maman ! Regarde ! Germaine se penche vers le petit visage d'Emmanuel. Il n'a encore que cinq ans. — Oui, mon poussin ? Qu'est-ce qu'il y a ? — Tu vois cette maison ? Emmanuel pose son petit index sur le château des Normands, un lourd bâtiment fortifié : — Oui, mon chéri. Ça te plaît ? — Tu vois, maman, c'est ma maison ! — Ta maison ? Eh bien, il y a de la place. Tu crois que tu vas pouvoir faire le ménage ? Mais Emmanuel garde l'index sur le château pour préciser : —Non, maman. C'est ma maison. J'ai déjà habité là ! Germaine éclate de rire : — Ah bon, tu as déjà habité cette «maison». C'est très bien. Je ne sais pas trop quand tu as pu vivre à Naples. Nous n'y sommes jamais allés, ni ton père ni moi, ni avant ni après ta naissance... Il paraît que nous avons une branche de la famille là-bas, une certaine cousine Veronica... Mais, à part ça... L'incident est vite oublié. Plus personne ne parle de Naples pendant des années. La boîte de friandises, vidée de son contenu, se transforme en boîte à boutons et se trouve remisée dans un placard. A chaque fois qu'Emmanuel a l'occasion de la voir, il reste un long moment songeur, mais n'affirme plus jamais qu'il a vécu là... Sommes-nous soumis à un destin écrit d'avance ? On peut se poser la question car, avec les années, Emmanuel fait une carrière qui n'est pas sans rapport avec la mode et la broderie. Il suit des études de joaillerie et, quand il atteint ses trente ans, on lui propose un poste de dessinateur créateur. Vous avez deviné où, bien évidemment. A Naples. (à suivre...)