Djiha a toujours eu une vieille rancune contre l'Administration sous toutes ses formes : cadis, percepteurs, gendarmes, fonctionnaires et ministres. Sa fantaisie s'est mal accommodée, tout le long de sa vie, des exigences de l'organisation sociale. Aussi décida-t-il un jour de donner une bonne leçon à ces personnages opulents et solennels qui semblent n'être créés que pour ennuyer le pauvre monde et s'enrichir à ses dépens. Il prit son bourricot et le mena paître le long d'un ruisseau dont les berges étaient recouvertes de qsel (herbe rugueuse dont la propriété éminente est d'être diarrhéique). Lorsque l'âne fut gavé de qsel, il le fit boire largement. Après ce double traitement, l'âne vit son ventre gonfler à souhait. Djiha souleva alors délicatement sa queue et introduisit à son arrière une poignée de louis d'or. Après quoi, il prit le bourricot par son licol et l'amena au centre de la ville. A leur passage devant un grand café populaire où se pressait une foule d'ouvriers en train de siroter leur thé ou leur cahoua (café), Djiha se mit à donner une forte bourrade à son âne qui, tout essoufflé, se mit à parsemer la route de larges flaques jaunes au centre desquelles brillaient des louis d'or. Les braves gens assis au café n'en croyaient pas leurs yeux. Et tandis que Djiha s'affairait à ramasser les louis, ils l'entendirent grommeler : «Bourricot de malheur ! Tu m'as dévoilé ! Jamais tu ne m'as fait cela en public. Tu ne pouvais pas attendre d'arriver à la maison ?» Tout ébahis, quelques bavards qui avaient vu la scène se précipitèrent pour aller la colporter aux autorités. Vers cette heure du coucher du soleil, les fonctionnaires avaient l'habitude de venir dans un riche café situé un peu plus loin. Là, derrière les tentures, nos informateurs donnèrent la nouvelle : «Voilà que Djiha a maintenant un âne qui fait de l'or ! Il est en colère contre lui parce qu'il en a fait devant nous et que nous l'avons tous vu.» Les honorables personnages tinrent conseil et se dirent qu'il fallait trouver un moyen de s'approprier l'âne de Djiha. Peut-être ne voudrait-il pas le vendre ? Mais si, au moins, on pouvait le lui louer, quel que soit le prix qu'il ne manquerait pas d'en demander, l'opération serait certainement fructueuse. Ils étaient sept. Ils convinrent donc de louer l'âne un jour chacun, à tour de rôle. Le ministre des Finances se rendit le premier chez Djiha : «O Djiha, nous savons tous que ton âne fait de l'or ! Hélas ! Il m'a fait un scandale ce soir ! En général, il ne fait cela qu'à la maison... — Tu pourrais nous le louer ? — Combien ? — Un million. — D'accord.» Le Ministre paya sur-le-champ. Puis il demanda quels soins particuliers étaient à donner à l'âne du point de vue de son régime. Djiha répondit : «Le régime, c''est moi qui m'en charge. J'irai mener l'âne chez vous demain soir. Il n'y a qu'un point délicat. Mon âne est susceptible. C'est un âne de luxe. Il n'est inspiré que si le cadre lui plaît. Il aime les beaux tapis persans, les cachemirs de soie, les coussins de brocard, les dentelles précieuses. Aménagez au rez-de-chaussée votre salon pour le recevoir dignement et montez dormir à l'étage de votre villa. Ne le dérangez surtout pas pendant la nuit. Au réveil, vous serez ébloui.» Le lendemain, Djiha amena son âne paître des qsel. Il le fit boire. Et, sans plus, il l'amena dignement au palais du Ministre des Finances. (à suivre...)