Nous sommes à Paris, dans les années soixante, et le célèbre auteur américain Grégoire T. est chez lui, dans sa bibliothèque. Il jette un regard sur les étagères chargées de livres rares. Grégoire attend la visite d'un autre homme de lettres, le philosophe Victorien M. Cet intellectuel de quatre-vingt-cinq ans passés, spécialiste de saint Thomas et catholique exigeant, est l'auteur d'un ouvrage remarquable concernant l'humanisme. En attendant cette visite, le regard de Grégoire se pose soudain sur une étagère de la bibliothèque : — Tiens, ma collection de bibles, il faudrait que je la remette en ordre. Et voilà Grégoire qui monte sur un escabeau d'acajou afin d'atteindre l'étagère. Car Grégoire a longtemps collectionné les bibles, de toutes les époques, écrites en toutes les langues. En français, en allemand, en anglais, en hébreu, en grec... — Mais j'y pense soudain, j'avais acheté, quelques années après la guerre de 14, une bible grecque. Et je me souviens que je l'avais offerte environ un an plus tard à ce cher Victorien. C'était une jolie édition du XIXe siècle. Reliée en maroquin vert. L'a-t-il encore ? Il faudra que je lui pose la question. Se souviendra-t-il de ce cadeau presque un demi-siècle après l'avoir reçu... ? Bientôt seize heures sonnent à la pendule et Grégoire se dit : — Victorien a toujours été très ponctuel. Je vais descendre pour l'accueillir quand il arrivera en taxi. C'est la moindre des politesses vis-à-vis d'un ami de cet âge qui veut bien se déplacer jusque chez moi... Grégoire descend jusqu'au seuil de son immeuble, sur le boulevard Saint-Germain. Grégoire s'avance car un taxi vient de se garer près de chez lui et, à l'intérieur du taxi, il reconnaît de loin la silhouette un peu voûtée de son cher Victorien. — Monsieur, excusez-moi, mais n'êtes-vous pas M. Grégoire T., l'écrivain ? Grégoire sursaute en entendant la voix d'une inconnue qui l'interpelle avec amabilité. Il n'est pas du genre à mentir : — Mais oui, mademoiselle, puisque vous m'avez reconnu, je dois bien l'avouer, c'est moi. Que puis-je pour vous ? — Je vais vous poser une question qui va vous étonner. Mais n'avez-vous pas, en 1923, acheté une bible grecque ? Grégoire ouvre des yeux un peu effarés. Comment est-il possible que cette inconnue vienne lui poser cette question stupéfiante quelques minutes seulement après que la petite bible lui est revenue en mémoire ? — Mon Dieu, c'est incroyable. Figurez-vous qu'il y a à peine un quart d'heure, j'ai repensé à cette petite bible. Je l'avais complètement oubliée depuis si longtemps. Comment pouvez-vous connaître l'existence de ce livre ? — Oh ! c'est très simple. C'est moi qui en suis la propriétaire... Je l'ai achetée dans les années cinquante, chez un bouquiniste, sur les quais. J'étais étudiante en grec et elle a attiré mon regard. C'est en l'ouvrant que j'ai lu sur la page de garde votre prénom et votre nom, avec une date, en anglais : «Août 1923.» Le hasard a fait que je passe par ici. Je pourrais volontiers venir dans quelques jours déposer votre bible chez le concierge. — Mais, chère mademoiselle, je serai infiniment heureux de récupérer mon précieux volume. Cependant, puis-je vous demander de me téléphoner pour que nous puissions prendre une tasse de thé à cette occasion ? Mon numéro est Danton 21 34. Mais je dois vous quitter car voici un de mes très vieux amis qui vient me rendre visite. Et d'ailleurs, vous serez étonnée d'apprendre que lui aussi fait partie de l'histoire de cette bible vagabonde. (à suivre...)