Cette histoire s'est déroulée dans une famille mondialement connue. Il s'agit de princes originaires d'Europe centrale. A notre époque, leur nom, célèbre depuis plusieurs siècles, a franchi l'Atlantique et apparaît continuellement dans les chroniques mondaines américaines. Il y a peu de cérémonies à Washington sans qu'ils soient mentionnés comme des proches de la présidence. Mais, pour l'instant, nous sommes chez la branche suisse de cette illustre famille, juste avant la Seconde Guerre mondiale. Chloé, la fille unique du prince, passe ses vacances dans le château de ses ancêtres. C'est une immense bâtisse grise. Bien plus faite pour affronter les canons des ennemis que pour servir de terrain de jeux à une petite fille de sept ans. — Chloé, viens me rejoindre dans le salon des batailles ! La voix du prince retentit dans la cour intérieure. Seul le croassement des corbeaux perchés sur les toits de tuiles multicolores répond. — Chloé, tu m'entends ? Viens vite me rejoindre dans la grande galerie. Tadeus ? Avez-vous vu Mlle Chloé ? Du fond de la cour, la voix du domestique résonne : — Oui, Votre Altesse, la princesse est dans le petit salon de musique ! Le prince sait que Chloé ne peut pas ignorer son appel. Sa voix est puissante. Et Chloé sait que son père n'aime pas attendre. — Chloé, je vous attends ! Quand le prince se met à vouvoyer sa petite princesse, cela signifie que les choses se gâtent. Il n'est plus temps de rire. Chloé se montre enfin au balcon de la deuxième galerie. Elle dépasse à peine la hauteur de la balustrade de grès rose : — Père, que voulez-vous ? — Je veux que vous veniez immédiatement me rejoindre ici, dans le salon des batailles. — Je descends et je vous rejoins sur la terrasse, père ! — Chloé, je vous ai dit «dans le salon des batailles» et je vous attends dans le «salon des batailles» ! — Mais, père, je ne veux pas passer par la chambre de la Pythie. J'ai peur ! Le prince est accoudé à la balustrade de la galerie. Chloé est de l'autre côté de la cour du château. Une cour profonde et sombre, humide comme un puits glacé. Leurs voix résonnent dans le silence de la montagne. Le prince, bel homme moustachu, le monocle vissé dans l'orbite droite se tait maintenant. Son silence est plus menaçant que sa voix à l'accent rugueux. Chloé, toute tremblante, glisse lentement sur le soI de marbre vert de la galerie. Elle se décide à obéir et à rejoindre son père. — Alors, ma princesse, tu vois, tu as réussi. Tu n'es pas morte. Même après avoir traversé la chambre de la Pythie, toute seule, comme une grande ! Le prince a repris le tutoiement. Sa colère naissante s'est apaisée : — Mais père, j'ai peur quand je traverse la chambre de la Pythie. J'a l'impression que je vais mourir. — Allons, ta nourrice t'a trop raconté d'histoires de croque-mitaines. La Pythie, qu'est-ce que c'est après tout ? Un grand tableau suspendu au-dessus de la porte. Rien de plus. On ne sait même pas qui a pu peindre ce grand bazar. Les experts disent qu'il s'agit peut-être d'un «Michel-Ange». Ou du moins d'un de ses élèves... Le prince prend Chloé par la main : — Allons, viens avec moi, nous allons lui dire un petit bonjour à la Pythie. Chloé frissonne, mais elle ne peut résister à la poigne puissante de son père. D'ailleurs, quand il est avec elle rien ne peut lui arriver. Dans la chambre décorée par la Pythie, le prince et sa fille s'arrêtent un instant devant le tableau. Une œuvre du XVIe siècle. — Tu te souviens de ce que t'a appris le professeur Maziek. La Pythie était une femme grecque qui pouvait prédire l'avenir. Elle était assise sur un trépied et respirait des vapeurs d'encens qui la mettait en transe (à suivre...)