Pourquoi le père du nationalisme algérien a-t-il souscrit volontairement à la tutelle de l'oriental mondain genevois Chekib Arslane plutôt que de se rapprocher de Abdelkrim El Khattabi, le révolutionnaire maghrébin rifain, l'exilé au Caire ? Y a-t-il quelque chose d'atavique dans ce choix, quelque chose qui relèverait d'une culture inconsciente de déni de reconnaissance, plutôt que d'une formation symbolique établie et assurée par un processus historique et institutionnel avéré ? Pourquoi ce politique volontariste, certes, mais intellectuellement inaccompli, hélas, s'est-il autorisé à juger et à condamner les islahistes algériens : cheikh Larbi Tebessi, cheikh Abdelhamid Ben Badis, cheikh Bachir El Ibrahimi et cheikh El Okbi ? C'était en 1936 avec l'affaire du Congrès musulman, ce rassemblement qu'il ne ratait jamais dès lors qu'il se réunissait à Jérusalem ou à Genève. A croire que notre charismatique leader n'avait lu de Chateaubriand et de Jean-Jacques Rousseau que les itinéraires et les villégiatures. Une impitoyable curiosité toute conjoncturelle et une despotique recherche complémentaire sur un sujet épineux qui m'a pris aux tripes depuis quelques années, avant qu'une servile caste médiocratique ne m'éloigne de mon lieu de travail, m'aura imposé un voyage dans le temps pour pister une réflexion autonome et indemne de la lénifiante conjoncture en ce que cette réflexion remonte à plusieurs siècles, presque un millénaire, distance indispensable pour quiconque ne souhaite pas tomber sous le coup des traqueurs éradicateurs de toute intelligence critique, les maîtres obsédés du nouvel ordre de l'empire médiocratique mobilisant pour le spectacle d'innombrables cohortes de mercenaires encore sous tutelle. Dans son formidable traité décisif (Fasl al maqal), le célèbre et tragique penseur andalou Ibn Rochd (XIIe-XIIIe siècles) propose une archétypisation de l'intellectuel arabo-musulman (arabe de langue et musulman de confession) de son époque, cette époque fort trouble des mihna (inquisitions) et des fitna (guerres ou dissensions violentes) dans la prospère Andalousie mise sous tutelle intégriste almohade avant l'éradicatrice « reconquesta » des chevaliers croisés qui ne se contentaient pas de se battre contre les légendaires moulins à vent. Il en distinguait trois : le « moutakallim » (le métaphysicien fidéiste), le « faqih » (le jurisconsulte dialecticien) et le faylasuf (le penseur rationaliste). Le premier est le type d'intellectuel vigile (contrôleur). Il veille au respect de la rigueur dogmatique relative aux rapports de la vie symbolique et partant religieuse du croyant, c'est-à-dire l'univers de la science religieuse fondamentale. Cet intellectuel-cadre est souvent dénommé, selon la terminologie de l'époque, « al imam » ou bien « al mehdi ». Cet intellectuel contrôleur est un décideur en tout ce qui concerne les pratiques sacrées et les rituels qui régissent la vie des musulmans. Il fonctionne dans le paraître et traque l'intériorité (battiniyya). La fonction sociale de cet intellectuel, c'est de conseiller le prince, de produire au besoin des « fatwas » (souvent sur commande) et de participer à la décision éthique et politique ès qualité. Il veille aux apparences et surveille les comportements. La parole du « moutakallim » a plus de poids et d'importance auprès du prince que toute autre parole (du jurisconsulte comme du penseur). Elle est une forme de caution revêtue de l'aura du sacré et de la légitimité religieuse. Le modèle que nous aura légué l'histoire musulmane c'est Abou Hamed El Ghazali, et dans une moindre mesure Abd Errahmane Essouyouti, voire encore Chihabeddine Essohrawardi. Craint par des monarques plus ou moins incultes, courtisé par ceux instruits et curieux, il lui arrivait d'être persécuté par les vigiles d'une cité pas toujours vertueuse. Le second est le type d'intellectuel gestionnaire qui est chargé de légiférer sur les questions personnelles et sociales, lesquelles dépassent le cadre strictement communautaire en ce qu'elles concernent aussi les rapports des mawalis. L'univers en question est ici relatif à ce que Ibn Rochd appelle la science pratique*. Cet intellectuel-cadre, souvent appelé, selon la terminologie qui survivra à l'effondrement des institutions musulmanes, « el cadi » ou « el faqih », docteur de la loi, est un gestionnaire-régulateur de la vie quotidienne. Il étudie les situations les plus diverses, tranche en fonction du « fiqh » dans ce qu'il a de profane et de social, aplanit les conflits et les situations critiques, mais n'a aucun pouvoir de décision. Ce cadi est souvent présenté dans la littérature (d'El Djahedh et de sa mouche à Kateb Yacine avec sa poudre d'intelligence) comme le vrai maître de la cité en ce qu'il incarne l'esprit de droit et de justice humains et l'exigence d'équité. Paradoxalement, il bénéficie d'une aura plus importante, car il est la voie du recours et de la justice. L'histoire nous aura laissé deux noms, celui justement d'Ibn Rochd ou encore d'Ibn Khaldoun. Le troisième est le type d'intellectuel critique et/ou dissident, « al faylasuf » ou « el moufakkir ». Celui-là semble avoir été une espèce de marginal dont le prototype le plus parlant fut « al faqir », par opposition au « faqih ». Il s'agit souvent d'un « sofi » anachorète ou ermite, dont le modèle semble venir de loin, probablement de l'ineffaçable et douloureux souvenir de l'intellectuel libre, mais démuni, « Ibn Al Muqaffa' » (torturé et exécuté en 759 sur ordre du calife El Mansour). Cet intellectuel se caractérise par sa fonction de penseur. Il est soit prototypé à partir de l'exemple d'Ibn Toffaïl (mort en 581/1185), le spéculateur théologien, soit à partir des deux plus radicaux intellectuels, Ibn Sina et Al Farabi, exclus et réfutés (par El Ghazali dans son fameux Tahafut al falaasifa), sans toutefois être excommuniés ni exécutés, comme Er Rawandi ou Sarakhsi, voire encore Sohrawardi (décapité publiquement au Caire sur ordre de Salah Eddine El Ayyoubi en 587/1191). La libre pensée était inconcevable dans la cité musulmane, encore moins la libre expression, depuis toujours. Quel lien avec notre histoire récente ? Pourquoi notre mouvement national d'émancipation s'est-il effondré et a connu la même décadence que la culture arabo-musulmane si volontariste par le passé ? Quel type d'intellectuel patriotique a supplanté les deux autres, selon la classification rochdienne ? Sans avoir à décliner des noms sur chaque type, facilement identifiable du reste, disons que ce n'est ni le dialecticien (l'élu udmiste ou islahiste), ni le rationaliste (l'écrivain ou essayiste) qui eurent le dernier mot. Mais le consensus imposé par la culture fidéïste semble avoir déterminé et favorisé le rôle du leader charismatique quelque peu saltimbanque qui se caractérise plus par la gesticulation payante sur le plan communicatif et sémiologique au détriment du rôle plus difficile du dialecticien juriste qui tente de pourfendre et de répondre aux arguments par le débat et par le dialogue argumentatif et démonstratif (plus difficile à élaborer et à faire passer que le meeting primaire, réactif et fidéïste) ou encore au détriment de celui, plus difficile encore, du penseur rationaliste qui cherche des solutions rationnelles à une situation irrationnelle. Ainsi, le « consensuel spectacle » l'aura emporté sur la dialectique et la dispute intellectuelles. Ibn Badis et Ferhat Abbas devaient faire les frais de l'indigence des élites de leur temps ? Convoqué par l'inquisition (mihna), Ibn Rochd devait, lui, au péril de sa vie et meurtri de dépit, renier, du moins en apparence, ses prestigieux prédécesseurs Ibn Sina et Farabi. La tragique émancipation de la nation algérienne tenait dans le fait qu'elle devait être arrachée, à défaut d'être négociée avec la France et sa communauté coloniale, arrogantes et sourdes aux démonstrations. Les meetings regroupaient alors plus de monde que les prêches dans les mosquées. Ibn Rochd : Fasl al maqal (le traité décisif), Alger, traduction de Léon Gauthier, 1948, édition française Sindbad, Paris.