Dégradation n Quelque chose, irrémédiablement, a changé dans nos villes : que vous soyez à Annaba, à Alger ou à Constantine, le spectacle désolant de nos rues est partout le même. Des sacs poubelles éventrés, des déchets qui traînent sur les trottoirs, une chaussée trouée de tous les côtés comme une vieille chaussette, à chaque coin de rue des montagnes d'immondices qui s'accumulent sans que cela dérange personne, des égouts éclatés… A ne plus savoir où mettre les pieds quand nous marchons. A force d'eau «croupie» et stagnante qui comble les crevasses et les nids de poule dans certains quartiers de la périphérie, nos banlieues ont fini par ressembler à nos campagnes. Et du reste, elles en ont eu le décor. Il y a des chiens, des poules, des moutons qui «paissent» en général sur les pelouses où les tartans d'immeubles dont les fellahs employés en tant que gardiens, n'arrivent pas à se délester de leur turban. En fait, la «gourbisation» de nos grandes villes, au pas de charge, au pas de course, n'est ni fortuite ni le produit d'un pur hasard. Elle est liée à de nombreuses raisons dont l'exode rural, particulièrement au cours de la dernière décennie et qui a littéralement vidé nos campagnes. De nouveaux us et de nouvelles coutumes venus du fond des vallées du dahra, du djebel Amour, de la Mitidja profonde où des frontières lointaines, se sont greffés puis imposés comme modèle de société un peu partout et spécialement là où il y a promiscuité, c'est-à-dire dans les immeubles. Ici, le linge est étendu sur le balcon sans aucune discrétion, sans aucune pudeur ni retenue, le bélier de l'Aïd est dépecé dans la baignoire et ses abats rincés à l'eau froide dans le lavabo. Le balcon sert souvent de débarras pour cacher aux invités la vaisselle en alfa qui rappelle d'où l'on vient. Cette vaisselle peut être un couscoussier traditionnel (keskess), un tamis ou même un t'baq. Les enfants de ces «migrants» arrivent difficilement à se faire à ces ensembles de béton qui limitent leur mouvement et leur horizon. Ne pouvant se débarrasser de leurs gros sabots qui leur servent de balise, ils s'attaquent alors à tout ce qui représente la modernité qui les freine et qui les gêne. Les cages d'escaliers sont systématiquement saccagées, les minuteries sont méthodiquement cassées, les ampoules et les néons des paliers brisés, les boîtes aux lettres sont éventrées, le courrier souvent déchiré ou confisqué. Et comme il n'y a pas de concierge pour crier, orienter et mettre de l'ordre dans cet effroyable gâchis, le désordre à l'intérieur des immeubles est intégral. Sans commune mesure avec «Imarat Hadj Lakhdar». Le carrelage à force d'usure a perdu jusqu'à sa couleur et même sa forme d'origine. Les ascenseurs ne sont plus que des réduits puants, des cagibis à l'ossature déglinguée et incertaine. Il n'y a pas de vie sociale dans ces «casernes». On ne sait pas qui est qui et qui habite quoi. Les uns montent, les autres descendent, quelques-uns déménagent, d'autres arrivent et s'installent. Le nomadisme dure toute l'année. Pas beaucoup de temps pour s'habituer au voisin du dessous ni même d'en-face. Chacun rame dans son petit trou en attendant le naufrage commun.