J'étais étendu, demi-soulevé sur le coude, rêvant sur la terrasse de mon hôte le banquier Si Saïd. La nuit tombait peu à peu et l'ombre froide des sommets voisins du Djurjura s'allongeait noire sur les vallées déjà sombres. Bientôt l'univers s'enveloppa comme d'une harmonie immense, dont je ne percevais que deux notes infinies et sourdes, le bleu noir du ciel, le gris terne de la terre. Puis le firmament se piqueta de clous d'or et, sur les collines, s'allumèrent, astres sanglants, les feux des forgerons et des pétrisseuses de galettes. Je laissais errer mon esprit de ces mondes lumineux, où tout doit être perfection et idéal, à ces flammes attisées par une race courbée depuis des siècles sous le joug de fer des mâles, bêtes de somme ou chair à plaisir, auxquelles le Prophète refuse même, avec l'âme, l'espérance des mondes antérieurement entrevus. Et les rêves de régénération des femmes et d'assimilation des Berbères hantaient mon cerveau... Longs furent mes songes creux, mais la rosée glacée, tombant sur ma tête nue, me rappela à la vie réelle. J'abaissais le capuchon de mon burnous sur mes yeux, et m'allongeant à plat ventre sur le sol fait de roseaux et de terre battue, je me préparai au sommeil. L'obscurité qui s'étendit autour de mes yeux ainsi abrités me fit apercevoir une faible lueur filtrant à travers les claies mal jointes et, pour occuper mon désoeuvrement, curieux de savoir ce que pouvait faire mon hôte à pareille heure où dorment tous les Kabyles, je me mis à gratter avec mes ongles la terre écailleuse ; indiscrètement, je plaçais mon œil à la petite lucarne pratiquée ainsi. Je vis une vaste chambre, éclairée par une lampe fumeuse, percée d'une petite porte et d'une fenêtre étroite à l'Orient ; pas de tapis sur le sol, seulement une natte ovale en palmier et, tout près, une pierre noire polie par le frottement des mains qui s'y purifiaient avant la prière. Contre les murs étaient rangés de solides coffres kabyles en chêne sculpté, fermés de cadenas massifs et dans un angle se trouvait un superbe coffre-fort peint en vert, armé de gros clous ronds semblables à des yeux de bêtes. Au milieu de la porte à trois serrures, on avait appliqué une main ouverte peinte en rouge pour garder du mauvais œil. Mon hôte entra, redressant sa haute taille courbée sous l'huis et resta immobile ; à son tour, un petit homme crasseux, couvert de loques bigarrées, rassemblées en un burnous invraisemblable, se glissa sous la porte et s'assit sans façon en face du fier banquier, drapé en ses burnous comme un Romain dans sa toge. J'avais reconnu bien vite, dans le petit homme, un derwiche célèbre dans toute la grande Kabylie, Si el-Hadj Aïssa, espèce de gnome qui passait son temps à courir de village en village, se nourrissant de tripes crues et de toutes les ordures qu'on lui jetait ; il était respecté de tous les musulmans, en raison de ces bizarreries. On racontait sur lui, dans les Djemâas, des histoires fantastiques ; il avait, par exemple, le don de se transporter d'un lieu à un autre par le seul effort de sa pensée. J'allais cesser ma peu discrète surveillance, pensant que le derwiche, que j'avais vu rôder autour de la cuisine, s'était introduit malgré le banquier dans sa chambre de prière et qu'il allait être promptement jeté à la porte avec une aumône. (à suivre...)