Manifestement les pays du Golfe, excédés par les agissements du Qatar, ne supportent plus les caprices de leur allié. Mercredi dernier, l'Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et le Bahreïn, ont décidé de rappeler leurs ambassadeurs à Doha, accusant le Qatar d'ingérences et de velléités déstabilisatrices dans le Golfe. Les analystes considèrent cette réaction groupée comme un prélude à la plus grave crise diplomatique et politique au sein du CCG depuis sa création en 1981. Pourtant, tous les pays du Golfe, membres du CCG, étaient sur la même longueur d'onde dans leur soutien actif aux «printemps arabes» tant qu'ils fleurissent loin des sables mouvant de la Presqu'île arabique. Lorsque les Bahreïnis sont sortis dans les rues pour revendiquer leurs droits démocratiques, les pays membres du CCG ont mobilisé leurs troupes pour faire taire les protestataires et tuer la révolte dans l'œuf. La lune de miel entre monarchies du Golfe a pris fin avec la seconde révolution en Egypte lorsque les militaires, soutenus par l'Arabie saoudite, les Emirats arabe unis et le Koweït, ont destitué Morsi et chassé du pouvoir les Frères musulmans, soutenus par le Qatar. Pourtant, sur le dossier syrien, le CCG a la même position. Manifestement, le Qatar en mal d'ingérence, a fait le pas de trop lorsqu'il a tenté de manipuler les opposants des monarchies du Golfe, réfugiés sur son sol. Ce serait donc la goutte qui a fait déborder le vase. Le Qatar est accusé par ses voisins d'avoir élargi son interventionnisme aux monarchies de la région, ses partenaires au sein du CCG. «Le Qatar accueille désormais des opposants» des autres monarchies du Golfe, et «il a naturalisé certains d'entre eux», révèle l'analyste Abdel Aziz Sager, directeur du Gulf Research Centre. Les Emirats avaient déjà convoqué le mois dernier l'ambassadeur du Qatar pour protester contre les propos de l'éminence grise des Frères musulmans, le prédicateur égyptien naturalisé au Qatar, cheikh Youssef Qaradawi. Et ils ont condamné lundi dernier à sept ans de prison un médecin qatari, accusé de liens avec les islamistes émiratis. En outre, ajoute l'analyste, «les divergences portent sur l'attitude adoptée par le Qatar à l'égard de certains groupes, classés terroristes» par d'autres membres du CCG. Parmi ces groupes, figurent en premier lieu les Frères musulmans, mais aussi «certains groupuscules chiites à Bahreïn», où la contestation de cette communauté devient violente. Le Qatar est également accusé de soutenir les rebelles chiites zaïdites, dits Houthis, qui contrôlent une partie du nord du Yémen, à la frontière avec l'Arabie saoudite, a-t-il expliqué. L'abdication de l'émir du Qatar, cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani, en juin 2013 en faveur de son fils, cheikh Tamim, avait suscité l'espoir d'un changement de politique au Qatar. Mais la déception a été grande. «Les pays du CCG ont réalisé qu'il s'agissait d'un changement de personnes et non de politique», a déclaré Abdel Aziz al-Sager, estimant que c'est l'ancien émir «qui continue à mener le jeu» dans son pays. En annonçant leur retrait de leurs ambassadeurs, Ryad, Abou Dhabi et Manama ont indiqué dans un communiqué avoir «tout fait auprès du Qatar pour s'entendre sur une politique unifiée (...) garantissant la non-ingérence de façon directe ou indirecte dans les affaires internes de chacun des pays membres» du CCG. Ils ont demandé au Qatar de «ne soutenir aucune action de nature à menacer la sécurité et la stabilité des Etats membres», citant notamment les campagnes dans les médias, une allusion à Al-Jazeera. Cette chaîne, outil de la diplomatie du Qatar, a toujours exaspéré les pays de la région, et selon les experts, elle s'emploie à soutenir les islamistes, notamment en Egypte. Doha a «regretté» cette mesure, et la presse qatarie a été plus cinglante : «Messieurs, le Qatar est un Etat souverain», écrivait jeudi dernier le quotidien Al-Watan, alors que le journal Al-Raya soulignait que «le Qatar n'est le vassal de personne». L'analyste émiratie Ibtissam Kitbi, a déploré que «le Qatar ne prenne pas au sérieux» l'avertissement que lui ont adressé ses trois voisins. Mais cette politique demeure, selon elle, tributaire du poids de chacun des deux clans dans la classe politique du Qatar. «Le clan de l'escalade et celui de l'apaisement, que dirigeraient respectivement l'ancien émir et le jeune souverain Tamim», a-t-elle précisé. Une dualité qui ne devrait cependant pas remettre en cause l'existence, selon les deux analystes, du CCG qui a résisté à d'autres crises. Est-ce l'isolement ? Avant les trois pays du Golfe, l'Egypte avait déjà rappelé son ambassadeur à Doha, depuis début février et n'y retournera pas «pour l'instant», a annoncé le gouvernement égyptien. «L'ambassadeur d'Egypte à Doha, qui se trouve au Caire depuis début février, ne retournera pas au Qatar pour l'instant et son maintien ici (au Caire) est une décision politique», a annoncé le gouvernement égyptien dans un communiqué à l'issue d'une réunion jeudi dernier. Cette annonce intervient deux jours après l'annonce par l'Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et Bahreïn de rappeler leurs ambassadeurs respectifs au Qatar, pays qu'ils accusent de s'intégrer dans les affaires internes de ses voisins. Le Qatar est aussi accusé par l'Egypte de soutenir la mouvance islamiste. Le retrait des trois diplomates doit marquer «le début d'une correction de la trajectoire prise par le gouvernement qatari, contraire à celles de tous nos frères» au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG), a espéré le gouvernement égyptien dans son communiqué. Début janvier, Le Caire avait convoqué l'ambassadeur du Qatar pour protester contre des critiques de Doha concernant la répression des membres de la confrérie musulmane depuis l'été dernier, notamment après que les Frères musulmans aient été déclarés «organisation terroriste» par les autorités égyptiennes. Le Qatar a, indique-t-on, octroyé des aides de plusieurs milliards au gouvernement déchu de Mohamed Morsi en Egypte, puis les relations entre les deux pays se sont détériorées après la destitution de Morsi par l'armée en juillet dernier. Le Qatar abrite en outre des membres de la confrérie musulmane et d'autres mouvances islamistes réclamés par la justice égyptienne. Il abrite aussi le leader de la mouvance islamiste Assem Abdelmadjid ainsi que le prêcheur religieux Youcef al Qaradaoui. «Le Qatar doit clairement afficher sa position, s'il choisi de se ranger du côté de la solidarité arabe (...) ou de l'autre côté et en assumer les conséquences», ajoutent les autorités égyptiennes. Plusieurs journalistes de la chaîne satellitaire Al-Jazeera, financée par le Qatar, accusés d'avoir soutenu les Frères musulmans, sont actuellement jugés par Le Caire pour ingérence dans ses affaires internes. Pour enfoncer le clou et mettre le Qatar sur le banc des accusés, l'Arabie saoudite a classé vendredi dernier les Frères musulmans et des groupes djihadistes comme «organisations terroristes» et a lancé un ultimatum à ses ressortissants combattant à l'étranger pour rentrer au pays. Ces décisions constituent une escalade majeure contre les Frères musulmans égyptiens, auxquels Ryad est hostile, et témoignent des craintes croissantes du royaume d'un retour au pays de Saoudiens rendus plus extrémistes par la guerre en Syrie. Le ministère de l'Intérieur a annoncé dans un communiqué sa «première liste incluant les partis, les groupes et les courants» proclamés «terroristes», en y incluant «Al-Qaïda, les Frères musulmans, l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), le Front Al-Nosra, le Hezbollah (saoudien) et les rebelles chiites zaïdites dits Houthis au Yémen». Il a en outre énuméré des dispositions interdisant toute activité partisane dans le royaume ou via Internet, ainsi que les appels à manifester, renforçant ainsi les mesures répressives dans ce royaume ultraconservateur qui a jusqu'à présent réussi à éviter les grands rassemblements du Printemps arabe. Selon le communiqué du ministère, toute personne qui «appuiera moralement ou financièrement» les organisations incriminées, «exprimera ses sympathies» à leur égard ou fera leur «promotion à travers les médias ou les réseaux sociaux» sera poursuivie en justice. «Les appels, la participation, la promotion ou l'instigation aux sit-in, manifestations, rassemblements et communiqués communs» seront également passibles de prison, ajoute le texte. Dans ce contexte, l'Arabie saoudite a donné à ses ressortissants combattant à l'étranger un délai de 15 jours à partir de vendredi dernier pour rentrer au pays. Même si Ryad soutient la rébellion contre le régime du président syrien Bachar al-Assad, cet appel s'adresse surtout aux Saoudiens luttant en Syrie aux côtés des groupes djihadistes, dont l'EIIL et Al-Nosra. Tout Saoudien «qui a participé à des combats hors du royaume aura 15 jours pour retourner dans sa patrie», selon le communiqué. Début février, Ryad avait annoncé que tout Saoudien participant à des combats à l'étranger et faisant partie de «groupes terroristes» serait passible de peines allant de trois à 20 ans de prison. Le royaume, violemment opposé aux groupes islamistes tels les Frères musulmans, figure parmi les principaux soutiens au pouvoir mis en place par l'armée en Egypte après la destitution du président Mohamed Morsi, issu de la confrérie. Depuis un an, les autorités saoudiennes multiplient les mises en garde aux Saoudiens tentés de s'engager aux côtés des rebelles syriens, majoritairement sunnites, qui combattent le régime Assad. Selon des diplomates, des centaines de Saoudiens, peut-être même des milliers, se sont néanmoins rendus en Syrie. L'implication de Saoudiens dans des groupes djihadistes fait craindre à Ryad la résurgence à leur retour des attaques meurtrières menées entre 2003 et 2006 par Al-Qaïda dans le royaume. Les tribunaux spécialisés dans les affaires de terrorisme ont commencé en 2011 à juger des dizaines de Saoudiens et d'étrangers accusés d'être impliqués dans cette vague d'attentats ou d'appartenance à Al-Qaïda. Au Yémen, les rebelles Houthis sont implantés dans le nord du pays et combattent l'armée et un groupe islamiste yéménites. Cette crise qui risque de pénaliser économiquement le Qatar, aura-t-elle un effet sur le turbulent émirat dont les ingérences n'ont épargné aucun pays de la région arabe et sahélo-saharienne ? A. G.