Comment un promoteur immobilier new-yorkais marié à trois reprises peut-il être aussi populaire dans le sud des Etats-Unis, bastion de la droite religieuse ? Réponse en Alabama, avec des militants du Parti républicain qui s'affrontent autour de la candidature de M. Donald Trump Samedi 27 février, Mobile (Alabama). La réunion annuelle du comité exécutif du Parti républicain de l'Alabama se déroule dans la grande salle d'un centre de convention, trois jours avant des élections primaires dans plusieurs Etats du sud du pays. Des centaines de notables du parti y participent. On y croise plus facilement un élu noir qu'un partisan de M. Donald Trump. Un paradoxe singulier dans un Etat où le milliardaire new-yorkais paraît très populaire - ce qu'il confirmera trois jours plus tard en y remportant haut la main l'élection primaire - et où le Parti républicain est presque exclusivement composé de Blancs (1). Le nom de M. Trump n'est pas prononcé à la tribune. Mais il occupe les esprits. Le succès de son entreprise engage l'avenir du parti. Chaque élection compte un ou deux candidats peu appréciés ; et comment, par exemple, se battre pour un homme aussi antipathique que son principal rival, le sénateur du Texas Ted Cruz ? Presque aucun de ses collègues parlementaires n'y parvient. Mais, avec M. Trump, il s'agit de tout autre chose : de ce que les manuels de management appellent une prise de contrôle hostile. Car de nombreux républicains, dont l'écrasante majorité des élus du parti, le soupçonnent de n'avoir pour ressort idéologique que son narcissisme débridé, ses pulsions autoritaires. Et de moins se soucier du «parti-de-Lincoln-et-de-Reagan» que de la réputation de ses hôtels de luxe ou de sa marque de vodka. Ce 27 février, à Mobile, les cadres républicains conduisent donc un exercice un peu désespéré, aléatoire en tout cas : réaffirmer par vote électronique les fondamentaux de leur parti, tout en redoutant que M. Trump n'en fasse bientôt des confettis. Pour tester à blanc le fonctionnement du petit boîtier grâce auquel ils vont arbitrer entre les résolutions qui leur seront proposées, les quelque trois cents membres du comité républicain «élisent» d'abord leur film de guerre préféré. Patton écrase Pearl Harbor. La sélection offerte tout comme le résultat obtenu suggèrent que les cadres du parti aiment les grandes batailles et préfèrent les victoires. Des votes plus significatifs interviennent ensuite : 76% réclament que les prochaines primaires d'Alabama soient «fermées», c'est-à-dire réservées aux seuls électeurs du parti (celles de cette année furent «ouvertes»). Objectif transparent : compliquer en 2020 la tâche de candidats républicains peu orthodoxes comme M. Trump, qui attirent vers les urnes de nombreux électeurs démocrates ou indépendants. Au cas où le message ne serait pas tout à fait clair pour M. Trump, propriétaire de plusieurs casinos, une autre résolution désapprouve «toute forme de jeu d'argent» en Alabama. Le reste du programme de la réunion est plus classique : dénonciations du «programme destructeur de Barack Obama et Hillary Clinton», rappel du fait que l'élection présidentielle déterminera l'équilibre politique de la Cour suprême, nouvelle demande de restriction du droit à l'avortement, refus réitéré d'un contrôle des armes à feu. La puissance mêlée de la télé-réalité et de l'extrémisme A l'entrée de la salle de réunion, plusieurs tables et panneaux font l'article des candidats encore en lice - MM. Cruz, Marco Rubio, John Kasich, Ben Carson - et distribuent badges et affichettes à leurs noms. Rien de tel dans le cas de M. Trump. Le vilain petit canard new-yorkais semble compter très peu de fidèles chez ces cadres républicains qui déjà anticipent la catastrophe : en novembre, s'il était écrasé ; après, s'il était élu… Mais ce n'est pas lorsqu'il s'en prend aux musulmans qu'il gêne le plus. La motion n°2016-06 recommande même que les Etats-Unis refusent l'asile à tous les «réfugiés originaires de pays qui ont des liens avec l'islam radical». Un élu républicain la défend : «On a l'impression que la moitié du monde veut venir ici et tuer des Américains.» Son impression, comme l'imprécision du texte qu'il soutient, témoigne d'une connaissance diffuse et très approximative de la politique internationale, puisqu'un Français présent dans la salle se voit demander, au demeurant sans malice, si la majorité de la population de son pays est musulmane. La motion est repoussée, de justesse. Lors du dîner qui suit (mauvais, bien qu'il coûte 150 dollars), deux tiers des serveurs sont noirs, 98 % des convives, blancs. Cette fois, chacun des candidats a envoyé un représentant. Pour M. Carson, c'est son fils. S'en prenant implicitement à M. Trump (que son père décidera néanmoins de soutenir treize jours plus tard), il ouvre son discours par une citation de la Bible : «Gardez-vous des faux prophètes.» La porte-parole de M. Cruz puise dans le même répertoire, mais pour insister sur la constance idéologique de son candidat : «Soyez jugé par le fruit de vos actions.» M. Rubio, lui, a dépêché un émissaire de poids : M. Rick Santorum, très populaire dans les milieux évangéliques. Lui-même candidat en 2012, il avait remporté les primaires d'Alabama. Un élu local apparemment peu connu défend ensuite la candidature de M. Trump : «Ce qu'il a de meilleur, c'est qu'il remue les masses.» Enfin, vient le clou (annoncé) de la soirée et la partie qui a sans doute coûté le plus cher aux organisateurs : M. Mark Geist, un ancien agent de sécurité privée en Libye devenu conférencier de luxe, fait le récit détaillé - et même beaucoup trop pour qu'on y comprenne grand-chose - de l'attaque, en septembre 2012, du consulat américain à Benghazi (2). Il s'en dégage une conclusion transparente, qui fait l'unanimité ce soir-là : l'incurie de Mme Clinton, alors secrétaire d'Etat du président Obama, fut responsable de la mort de l'ambassadeur John Christopher Stevens. Le ton de la campagne est donné. Et pas par des Américains en colère, victimes de la précarité, du chômage, des délocalisations : presque chacun ici a dû payer son voyage, sa chambre d'hôtel, son dîner. Deux ou trois semaines du salaire minimum local - 7,25 dollars l'heure (moins de 6,50 euros, le plus bas du pays) - y suffiraient à peine. L'aversion que M. Obama et Mme Clinton suscitent chez les cadres républicains parviendra-t-elle à submerger la méfiance que leur inspire M. Trump ? A entendre M. Vaughn Poe, qui préside un comté du parti en Alabama et a également pour particularité d'être noir, la chose ne va pas de soi. Selon lui, la popularité du promoteur new-yorkais démontrerait la puissance mêlée de la télé-réalité et de l'extrémisme dans l'électorat américain. C'est peu dire qu'il s'en inquiète : «Adolf Hitler aussi était populaire. Or comment tout cela a-t-il fini ? Si Trump est notre candidat, je serai très embarrassé. Voter pour lui, je ne pourrais pas faire ça à mon pays.» Et cet enseignant en sécurité informatique à l'université d'Alabama d'ajouter : «Mon quotient intellectuel dépasse 50 ; or, quand vous disposez d'un cerveau, Trump n'apparaît pas sur votre écran de contrôle.» Pourtant, le pire est à venir : «Trump n'est pas républicain, c'est un démocrate. Les vrais conservateurs ne sont pas dupes de Donald Trump. Ce type fait des deals, c'est son métier. Je ne serais donc pas étonné si, à la mi-septembre (c'est-à-dire une fois les candidats des deux grandes formations investis officiellement), il décidait de devenir le colistier de Hillary. Le parti n'aurait alors plus le temps de choisir un autre candidat.» L'hypothèse d'une machination aussi biscornue peut surprendre. Mais de nombreux républicains, qui s'inquiètent de l'itinéraire politique atypique de M. Trump, de ses positions rompant souvent avec l'orthodoxie de leur parti, n'oublient jamais de rappeler qu'il invita Mme Clinton à son troisième mariage. Et puis les ruminations soupçonneuses ne sont pas l'apanage d'élus locaux en colère ou de militants chauffés à blanc par Fox News, les réseaux sociaux, les théories du complot. Le 16 mars, en Arizona, M. Cruz a accusé les médias, «presque tous dirigés par des partisans de la gauche», de «faire leur possible pour que Donald soit notre choix, car ils savent qu'il est le seul candidat sur Terre que Hillary Clinton parviendrait à battre». Mme Barbara Priester siège au comité exécutif du parti. C'est une solide octogénaire et une républicaine de la première heure dans un Etat qui, pendant cent trente-six ans (de 1874 à 2010), a été gouverné par des démocrates. Et qui est devenu l'un des plus républicains du pays. Mme Priester a connu et combattu le gouverneur démocrate de l'Alabama George Wallace, un personnage haut en couleur auquel on compare de plus en plus souvent M. Trump. Ses tirades contre l'establishment et les intellectuels, sa démagogie raciale, sa répression violente du mouvement des droits civiques ont marqué l'histoire américaine contemporaine. Wallace, qui s'est présenté quatre fois à la présidence des Etats-Unis, l'a emporté en 1968 dans cinq Etats du Sud, dont l'Alabama, avec 66% des voix. Un score d'autant plus confondant qu'il affrontait alors deux adversaires de poids, l'un républicain, Richard Nixon (qui fut élu), et l'autre démocrate, le vice-président Hubert Humphrey. Ses meetings étaient souvent chahutés, comme aujourd'hui ceux de M. Trump. Ce qui permettait à Wallace d'affronter ses perturbateurs en leur demandant de se laver et de se raser. Quand il était de meilleure humeur, il leur proposait de «dédicacer leurs sandales». Lors de sa troisième candidature à la Maison Blanche, en 1972, une tentative d'assassinat le cloua dans une chaise roulante, sans l'écarter pour autant de la magistrature suprême de son Etat, dont il fut gouverneur à quatre reprises. «La force de Wallace, estime la fille de Mme Priester, Mme Ann Bennett, elle aussi militante du parti, comme son mari Kevin (l'un et l'autre ont été délégués à la convention républicaine de 2012), fut d'exprimer la voix d'un peuple vaincu, celui du Sud. C'est également ce qui explique la puissance de Trump aujourd'hui. Obama a fait de l'Amérique un peuple vaincu. Nous avons perdu en Irak, en Afghanistan et contre l'Organisation de l'Etat islamique. Les gens sont donc disposés à accepter n'importe quoi si quelqu'un leur promet que désormais on rendra coup pour coup.» Un peuple vaincu à cause de dirigeants trop faibles : voilà au moins un thème à peu près constant dans la pensée de M. Trump. Car, au-delà du narcissisme de l'homme d'affaires, qui le pousse à vouloir «gagner» (l'un de ses verbes favoris) tous les combats qu'il engage, et donc à devenir président des Etats-Unis, un nationalisme autoritaire lui sert de boussole depuis que sa vie privée et sa fortune font le bonheur des magazines. L'humeur est dans l'air du temps, mais M. Trump l'exprimait déjà il y a plus de vingt-cinq ans dans un long entretien à Playboy (3). Les présidents des deux superpuissances de l'époque, MM. George H. W. Bush et Mikhaïl Gorbatchev, y étaient traités avec dédain. «Des bulletins de vote plutôt que des balles» Au premier M. Trump reprochait sa mollesse envers les alliés des Etats-Unis (le Japon, l'Allemagne et les pays du Golfe en particulier), protégés gratuitement par l'armée américaine alors même qu'ils taillaient des croupières commerciales à leur suzerain. Du dirigeant soviétique il annonçait : «Je prévois qu'il sera renversé, parce qu'il s'est montré extrêmement faible.» En mars 1990, un président républicain occupait la Maison Blanche que Ronald Reagan venait de quitter après deux mandats. Pourtant, M. Trump estimait déjà que les dirigeants de la planète «n'ont aucun respect pour nous» ; «ils rient de notre stupidité», «ils nous marchent dessus». Cette fois, il est entré dans l'arène pour «restaurer la grandeur de l'Amérique» («make America great again») en combattant les accords de libre-échange et en construisant un mur fortifié à la frontière méridionale du pays. Entre-temps, la Chine et le Mexique ont fait leur entrée dans la liste des Etats qui, selon lui, exploitent la jobardise de Washington, vache à lait de la planète entière. Avec Wallace, Mme Priester a déjà connu un démagogue qui imputait la plupart des problèmes de son pays à une classe politique protectrice des minorités, des étrangers, des délinquants. Elle se souvient aussi d'un spécialiste de la manipulation des médias qui houspillait les journalistes et se proclamait le seul porte-parole de l'homme ordinaire, capable de parler un langage cru, de défendre ses idées quel qu'en soit le prix. Elle se méfie donc de M. Trump. Et, comme sa fille Ann et son gendre Kevin, elle a consulté régulièrement les sondages afin d'orienter ses voisins (et paroissiens) vers le candidat républicain le mieux à même de le battre. Tous trois ont hésité entre M. Rubio et M. Cruz, avant de se fixer sur ce dernier. En vain (4). Nul n'est plus étranger que M. Trump à l'univers social et culturel des époux Bennett. Ann possède une ancienne plantation de huit cents hectares proche d'une petite ville universitaire, Auburn célèbre pour son équipe de football américain. Son mari administre le domaine et y organise des chasses au cerf. La foi baptiste oriente leur existence et rythme une part appréciable de leur temps. Pour eux, la politique réclame compétence et expérience. Courtois, n'élevant pas la voix, ils défendent une forme de gouvernement limité, jeffersonien, qui respecte scrupuleusement le dixième amendement de la Constitution américaine (5), le pouvoir local, les traditions rurales du Sud. Soudain déboule à la tête de leur parti un milliardaire divorcé qui a étalé sa vie intime dans les journaux à scandale et plastronné sur un ring de catch entouré de deux top models en robe moulante. Cet homme, jamais élu, annonce à la télévision que, s'il devenait président, il n'hésiterait pas à ordonner aux soldats américains de transgresser les lois qui l'incommodent. Et qu'il remettrait en cause plusieurs traités commerciaux sans se soucier de l'aval du Congrès. Mme Bennett avoue sa tristesse et sa perplexité : «On ne peut rien faire pour l'arrêter. Nous, pourtant, on est tout sauf l'establishment qu'il dénonce. Mais ce ne sera pas la première fois que New York et le Nord-Est nous piétinent.» M. Bennett, ancien cadre supérieur d'Eastman Kodak, a relevé avec inquiétude que, lors d'un débat, M. Trump avait employé le mot «règne» pour évoquer la présidence de M. George W. Bush. Féru d'histoire, en particulier celle de la guerre de Sécession, attaché au drapeau confédéré, il n'apprécie déjà pas beaucoup que son parti se réclame d'Abraham Lincoln. Les lapsus autoritaires du milliardaire de Manhattan lui rappellent donc un peu trop les armées nordistes du « grand émancipateur ». Qu'en pensent les partisans sudistes de M. Trump ? Rencontrée à Auburn, Mme Dianne Jay a toujours voté républicain ; sa famille aussi. Elle transporte dans son sac à main un Smith & Wesson calibre 38 et elle ne lit pas le journal local, qu'elle trouve trop à gauche (un jugement qui se discute). Rien ne l'agace davantage que l'assimilation courante des électeurs de M. Trump à des hommes en colère. Selon elle, il s'agit plutôt d'un «mouvement d'Américains dont on a ignoré la volonté, qui se sont désengagés, qui ont perdu confiance dans les deux partis. L'establishment républicain a fait beaucoup de promesses qu'il n'a pas tenues. Et il traite Trump avec le dédain qu'il réserve habituellement aux travailleurs manuels, alors que Trump est milliardaire. Mais son argent, il l'a gagné, il a fait des choses, pas seulement parlé. Notre establishment ne fait que parler, parler, parler.» Les chefs du parti se sont ligués pour barrer la route à M. Trump. Résultat : le «mouvement» est né contre eux. «Mike Huckabee, que j'aime beaucoup, l'a bien dit : l'establishment républicain devrait s'estimer heureux que cette rébellion utilise des bulletins de vote plutôt que des balles.» La dialectique des ballots («bulletins de vote») et des bullets («balles») s'inspire d'un discours célèbre… du militant noir Malcolm X en 1964 (6). Autant dire que, même si le terme lui déplaît, l'animosité de Mme Jay envers les élus républicains du Congrès s'apparente bien à de la colère. «Ils préfèrent, enchaîne-t-elle, diviser le parti et offrir la victoire à Hillary Clinton plutôt qu'être démasqués et qu'on découvre ce qui se passe à l'intérieur : les lobbys, les deals, les pots-de-vin. Ce que j'apprécie avec Donald Trump, c'est qu'il finance lui-même sa campagne et ne doit rien aux groupes d'intérêt. Le leader républicain du Sénat, Mitch McConnell, gagne plus de 1 million de dollars par an ; le président de la Chambre des représentants, Paul Ryan, plus de 900 000 dollars. Ils auraient donc beaucoup à perdre si quelqu'un arrivait et leur disait : “OK, maintenant, on va tailler dans le gras.”» «Lors de la crise de 2008, nous aurions dû tout laisser brûler» Bien que très hostile à M. Trump, M. Bennett éprouve la même tendresse pour ce qu'il appelle «le gang de Wall Street» : «Les deux partis sont contrôlés par une culture identique, urbaine et aisée. Pour eux, l'essentiel du pays n'est qu'une bande de terre qu'on survole entre les deux côtes. Lors de la crise de 2008, nous aurions dû tout laisser brûler. Cela aurait été très dur, mais pas mal de corruption aurait été éradiqué.» Le crédit du système politique américain et de ses deux principaux partis est détruit. La parole à la défense. Lundi 29 février, à Opelika, dans une ancienne fabrique de bouteilles proche d'Auburn, se tient la réunion-dîner annuelle des républicains du comté. En 1994, le premier banquet du genre accueillait moins de quarante convives ; ce soir-là, ils sont près de trois cents. Après le serment au drapeau et la prière, l'élu de la circonscription au Congrès, M. Mike Rogers, sait qu'il lui faut répondre aux imputations de connivence et de corruption qui visent ses collègues de Washington, et pas seulement les démocrates. Les partisans de M. Trump, comme ceux de M. Cruz, reprochent sans cesse aux parlementaires républicains, pourtant majoritaires au Congrès, de n'avoir annulé aucune des décisions majeures de la Maison Blanche (réforme du système de santé, ou «Obamacare» ; accord nucléaire avec l'Iran ; moratoire sur l'expulsion de certains migrants), alors qu'ils avaient été élus pour le faire. Ont-ils été soudoyés par «le système» au point de devenir à leur tour membres de ce que M. Cruz appelle «le cartel de Washington» ? M. Rogers rétorque qu'une majorité des deux tiers est requise pour outrepasser un veto présidentiel. Et il recommande à ses amis de prendre leur mal en patience : «Durant la dernière année de cette administration socialiste, nous n'allons pas réaliser grand-chose. Mais notre job sera de garantir que rien de mauvais ne se fera plus. Ensuite, si nous élisons un président républicain, le premier texte que nous soumettrons à sa signature sera l'annulation de l'“Obamacare”. Puis celle de la loi Dodd-Frank, qui réglemente les banques. L'actuelle administration socialiste ne sera bientôt plus qu'un mauvais souvenir.» Un mystère demeure. Comment, dans un parti et dans une région où le vote évangélique pèse très lourd, M. Trump a-t-il pu s'imposer aussi facilement ? Mme Jay a précédemment soutenu M. Huckabee, un ancien pasteur baptiste avocat des «valeurs familiales traditionnelles». Elle appuie aujourd'hui un propriétaire de casinos dont la foi n'est pas dévorante, qui jure comme un charretier et évoque à la télévision son anatomie sexuelle. Elle s'en explique sans difficulté : «Donald Trump est contre l'avortement, pour la prière dans les écoles ; il n'y a pas plus traditionnel dans le lot. D'ailleurs, regardez-le : sa famille, c'est le rêve américain réalisé. D'accord, il a été marié trois fois. Mais Ronald Reagan fut lui aussi marié plus d'une fois ; il était acteur et il a eu des aventures. Quand vous examinez une personne dans sa totalité, nous sommes tous des pécheurs. Et puis, si on commence à jeter des pierres, la totalité du Sénat risque d'être lapidée.» A n'en pas douter, M. Trump a su créer un lien direct et solide avec ses partisans ; ils sont déjà plus de 900 000 dans le pays, dont Mme Jay, à recevoir ses nombreux textos. Loin de les ébranler, les critiques et les révélations gênantes de la plupart des médias, des artistes et des intellectuels les conforteraient plutôt. «Je fais confiance à Trump, admet Mme Jay. Nous avons besoin d'un homme d'affaires. Lui n'a plus rien à prouver. Il a déjà une famille magnifique et 10 milliards de dollars.» Pertes d'emplois, délocalisations, bas salaires, altération de l'identité chrétienne du pays, incapacité de l'Etat fédéral à contrôler ses frontières, peur de l'avenir : presque tout ramène cependant assez vite au thème de l'immigration (7). «C'est la question qui a lancé Donald Trump, confirme M. Bennett. Personne ne voulait y toucher. Il l'a fait. Nos écoles sont submergées d'immigrés, mais elles n'ont pas le droit de vérifier le statut légal des parents. Les lois ne sont pas claires et on se fait traiter de raciste quand on veut les faire respecter. J'ignore si construire un mur serait une idée réalisable, mais on doit avoir une frontière. Et M. Obama l'a ouverte. A présent, les gens sont fatigués. Ils voient bien qu'aucun des deux partis ne veut courir le risque de mécontenter l'électorat hispanique.» Bien des craintes se chevauchent et alimentent la pelote de M. Trump. Quelques jours en Alabama suffisent pour entendre parler de cellules terroristes qui infiltreraient les Etats-Unis à partir du Mexique, de tunnels sous la frontière qui acheminent des tonnes de drogue, d'une armée étrangère qui pourrait s'appuyer sur douze millions d'immigrés… Depuis l'élection de M. Obama en 2008 et sa réélection en 2012, les stratèges et les sondeurs républicains répètent pourtant que cette fixation est électoralement dangereuse pour leur parti et qu'aucun candidat à la Maison Blanche ne pourra plus jamais l'emporter sans un apport appréciable de voix hispaniques. Editorialiste tonitruante, hantée par la peur de l'immigration, Ann Coulter a elle-même prétendu qu'avec la démographie des Etats-Unis d'aujourd'hui, moins «blanche» qu'à l'époque où M. James Carter et M. Walter Mondale furent candidats contre Reagan, le premier l'aurait battu en 1980 et le second quatre ans plus tard. Mais, paradoxalement, Coulter se dit assurée des chances de M. Trump. Il semble pourtant ne s'adresser qu'à une fraction toujours plus réduite, largement monocolore et masculine, de l'électorat américain. En novembre prochain, Mme Clinton pourrait bien devenir la candidate obligée des minorités et de Wall Street, des féministes et du libre-échange, de Goldman Sachs et du statu quo. Avec une seule mission, un seul mandat : barrer la route à M. Trump. Cette scène de trois minutes qui indigne l'Amérique Si une telle coalition l'emportait, elle ne tiendrait pas longtemps. Car la campagne de M. Bernie Sanders a elle aussi révélé l'épuisement d'un tel type d'arrangement. Au point que des éléments de son discours qui fustige la corruption du système politique américain sont repris par le camp d'en face. Et pas seulement par M. Trump : M. Cruz estime à son tour que «les républicains sont presque aussi mauvais que les démocrates. Beaucoup trop d'entre eux couchent avec Wall Street, les lobbys et le big business, qui s'accordent à voir dans l'immigration illégale une source de bas salaires». Et lorsqu'il est question de délocalisations, de commerce international, de libre-échange, on ne distingue pas toujours Mme Jay d'une électrice de M. Sanders. C'est la militante républicaine conservatrice qui nous a signalé une scène de trois minutes circulant largement sur Internet et qui l'a révoltée : le patron d'une entreprise sous-traitante de United Technology, Carrier, y annonce à ses 1 400 employés d'Indianapolis que leur production sera bientôt transférée au Mexique (8). Afin, précise-t-il sous les huées, de «rester compétitifs et d'assurer la pérennité à long terme du business». Cette histoire fait désormais partie du répertoire de campagne de M. Trump. Et les ouvriers, même syndiqués, sont attentifs à ce qu'il dit. Là aussi, quelques cartes pourraient être rebattues. Depuis le début de cette campagne, l'électorat républicain exprime des préférences rigoureusement contraires à celles de ses anciens présidents, de la plupart de ses élus, de ceux qui financent et conseillent leur parti. Comme eux ne vont pas renoncer le cœur léger à tout ce qui a constitué leur identité politique depuis les années Reagan, et qui leur a beaucoup profité, la guerre civile républicaine ne fait sans doute que commencer. S. H. (1) Comme souvent dans cette région du pays. Lire Benoît Bréville, «Géorgie et Caroline du Nord, les deux Sud», Le Monde diplomatique, octobre 2012. (2) Cf. Mitchell Zuckoff (et Mark Geist), 13 Hours : The Inside Account of What Really Happened in Benghazi, Twelve Books, New York, 2014. (3) Playboy, Chicago, mars 1990. (4) Le 1er mars 2016, M. Trump a obtenu 43,4% des voix lors des primaires en Alabama ; M. Cruz, 21,1% ; M. Rubio, 18,7% ; M. Carson, 10,3%. (5) «Les pouvoirs qui ne sont pas délégués aux Etats-Unis par la Constitution, ni refusés par elle aux Etats, sont conservés par les Etats ou par le peuple.» (6) Lire Achille Mbembe, «Un inépuisable mythe en temps d'extrême adversité», Le Monde diplomatique, février 1993. (7) Et c'est en raison de ses positions sur cette question que M. Jeff Sessions, sénateur de l'Alabama, est devenu le 28 février le premier membre de cette Assemblée à appuyer M. Trump. (8) «Carrier Air Conditioner (part of United Technologies) moving 1,400 jobs to Mexico», YouTube.com, 11 février 2016. ENCADRE Traduction française : - Le porte-parole de la direction : Il est évident que le meilleur moyen de rester compétitif, et de protéger notre entreprise sur le long terme, c'est de déplacer notre production depuis notre site d'Indianapolis à Monterrey au Mexique. (Tollé dans la salle) - Un travailleur : C'est pour ça que vous avez amené tous ces connards avec vous ! - Le porte-parole : Ecoutez, nous avons, enfin j'ai une information importante à vous communiquer au sujet de cette relocalisation. Si nous pouvons continuer… Si vous n'êtes pas intéressé, tant pis, d'autres le sont. Donc gardons notre calme. Merci beaucoup. Nous avons l'intention aussi de relocaliser le centre de distribution d'Indianapolis. Relocaliser nos opérations à Monterrey nous permettra de préserver l'excellence de notre qualité de production, à des prix compétitifs, et pour continuer à fournir (cris de protestation dans la salle) un marché extrêmement sensible aux variations de prix. C'est une décision strictement économique. (Nouveau brouhaha dans la salle) encore une fois, restons concentrés sur les informations que je dois partager avec vous. En aucune façon cette décision ne constitue une remise en cause de la performance de cette usine ou des personnes qui y travaillent. Il est très important que vous compreniez que cela n'aura aucun impact sur les emplois dans l'immédiat. La première étape de relocalisation n'aura pas lieu avant l'été 2017. Nous comptons procéder par phases successives sur une durée de trois ans approximativement, pour diminuer petit à petit notre activité sur le site d'Indianapolis. Le processus devrait se poursuivre jusqu'à la fin 2019. Cette annonce fera bien sûr l'objet de discussions avec les représentants syndicaux. Nous allons nous mettre autour d'une table avec les représentants du syndicat dans les jours qui viennent. - Un autre travailleur : Combien de temps avant que les gens commencent à péter un câble... - Le porte-parole : Tout au long de ce processus, nous devons veiller à préserver le niveau de qualité de nos produits. - Un troisième travailleur : Va te faire foutre ! - Le porte-parole : S'il vous plaît, du calme. Nous devons encore... nous avons encore du travail à faire. Nous devons prendre soin de faire ce qui doit être fait chaque jour et à continuer de le faire bien, comme d'habitude. Cette décision a été extrêmement difficile à prendre. Elle est difficile parce que j'ai conscience qu'elle aura un impact sur vous tous, sur vos familles et votre communauté. A l'avenir, nous continuerons à vous tenir informés, tout comme nous le faisons aujourd'hui, au sujet de la relocalisation. Cela vous permettra de mieux comprendre le projet, ainsi que les conséquences qu'il aura pour vous-mêmes. Nous nous engageons à vous traiter avec respect durant tout le processus et nous travaillerons de concert avec vos représentants syndicaux pour faire en sorte que ce soit bien le cas. Merci pour votre attention. Je donne maintenant la parole à Jim, qui va vous donner quelques précisions importantes.