Les statistiques du Stockholm International Peace Research Institute, qui fait autorité en matière d'études sur les dépenses militaires internationales, sont éloquentes : alors qu'entre 1999 et 2003, les EAU étaient le 16e importateur d'armes de la planète, sur la période 2011-2015, ils occupent la 4e place mondiale, juste derrière l'Inde, la Chine et le voisin saoudien. Rapporté au nombre d'habitants, ce classement fait des Emirats la nation probablement la plus armée du monde. Considérés longtemps comme la Suisse du Golfe pour leur propension à accueillir des capitaux du monde entier, y compris d'origine douteuse, les EAU s'affirment sous un autre jour, plus guerrier Au mois d'avril, aux confins de la péninsule Arabique, dans le sud-est du Yémen, s'est déroulée une bataille décisive. En quelques jours de combats, le mini-Etat djihadiste, érigé par d'Al-Qaida autour de la cité portuaire de Mukalla, s'est évaporé. Confrontés à une offensive de milices tribales et de troupes régulières, les djihadistes se sont repliés dans les reliefs escarpés de l'Hadramaout. Pour la première fois depuis le début de la guerre civile yéménite, en mars 2015, qui a favorisé son expansion, Al-Qaida essuyait une grosse défaite. A la baguette de cette opération militaire rondement menée, un acteur méconnu des guerres proche-orientales : les Emirats arabes unis (EAU). Ce sont des officiers émiratis qui ont recruté et entraîné les «libérateurs» de Mukalla, avant de concevoir l'attaque et d'aider à sa mise en œuvre par le déploiement de forces spéciales au sol, dans les airs et le long de la côte. Les mêmes avaient déjà joué un rôle décisif dans l'expulsion des rebelles chiites houthistes, originaires du nord du pays, du port d'Aden en juillet 2015, à la faveur d'un débarquement amphibie surprise. Sans les hélicoptères Apache et les chars Leclerc émiratis, fers de lance de la coalition arabe conduite par l'Arabie Saoudite, le gouvernement du président yéménite Abd Rabbo Mansour Hadi, en exil forcé à Riyad depuis l'offensive des houthistes, n'aurait sans doute pas pu remettre le pied à Aden. «Ce que les Emiratis ont fait au Yémen, aucune autre armée du Golfe n'aurait pu le faire», tranche un diplomate en poste à Abou Dhabi, la capitale des Emirats arabes unis. Ben Zayed Al-Nahyane, l'homme fort du pays Chapelet de sept principautés éparpillées sur la rive sud du golfe arabo-persique dont le pétrole d'Abou Dhabi et le port de Dubaï ont fait la fortune, les EAU sont la puissance militaire montante du Moyen-Orient. Sous la direction de Mohammed Ben Zayed Al-Nahyane, l'homme fort du pays, cette fédération de 9 millions d'habitants, dont seulement 800 000 nationaux (les autres sont des travailleurs immigrés), a adopté une politique extérieure beaucoup plus offensive. Ses forces sont ainsi intervenues en Syrie, au sein de la coalition anti-Etat islamique conduite par Washington. L'aviation émiratie y a mené pas moins de 20% des frappes, avant de les suspendre en juin 2015 pour se concentrer sur le Yémen. En Libye, pourtant très éloignée de la péninsule Arabique, les chasseurs émiratis ont procédé à des raids clandestins, en août 2014, sur les positions de Fajr Libya, une coalition de milices libyennes à coloration islamiste, sans parvenir à les empêcher de s'emparer de la capitale Tripoli. Ces interventions ont été rendues possibles par le développement considérable de l'armée de l'air émiratie, dotée de 135 avions de combat et de 400 pilotes, dont près d'un quart sont jugés «top niveau» par les experts occidentaux. «C'est sans conteste la meilleure armée du Golfe, et peut-être la deuxième du Moyen-Orient après la Jordanie», juge Theodore Karasik, un analyste géostratégique basé à Dubaï. Le 4e importateur d'armes mondial Les statistiques du Stockholm International Peace Research Institute, qui fait autorité en matière d'études sur les dépenses militaires internationales, sont éloquentes : alors qu'entre 1999 et 2003, les EAU étaient le 16e importateur d'armes de la planète, sur la période 2011-2015, ils occupent la 4e place mondiale, juste derrière l'Inde, la Chine et le voisin saoudien. Rapporté au nombre d'habitants, ce classement fait des Emirats la nation probablement la plus armée du monde. Considérés longtemps comme la Suisse du Golfe pour leur propension à accueillir des capitaux du monde entier, y compris d'origine douteuse, les EAU s'affirment sous un autre jour, plus guerrier : la Sparte du Moyen-Orient. Cette transformation est l'œuvre de Mohammed Ben Zayed, surnommé «MBZ» dans les milieux diplomatiques. Prince héritier d'Abou Dhabi, il fait office de régent de la fédération depuis que son frère Khalifa, président en titre, s'est mis en retrait après un accident cérébral en janvier 2014. Agé de 55 ans, pilote d'avion de formation, MBZ ne laisse pas indifférents ceux qui le rencontrent. Son allure austère, héritage de son passage dans l'armée, est tempérée par sa courtoisie de grand seigneur. Au fur et à mesure que Khalifa a disparu de la vie publique, le cheikh Mohammed a pris le contrôle des leviers de pouvoir. Cette ascension a été facilitée par la présence au cœur de l'appareil d'Etat de ses cinq frères cadets, sa garde rapprochée, avec lesquels il forme les «Fatimides», la branche la plus puissante de la dynastie Al-Nahyane. Une appellation qui dérive du nom de leur mère, Fatima, considérée comme la «mère» de la nation. Abdallah est ainsi ministre des Affaires étrangères, Mansour vice-Premier ministre, Tahnoun conseiller à la sécurité nationale, etc. Hanté par l'Iran et l'islam politique Le père de la fratrie, le charismatique cheikh Zayed, mort en 2004, fut l'architecte de l'unification de ce que l'on appelait alors les «Etats de la trêve», sous protectorat britannique jusqu'en 1971. Connu pour sa diplomatie consensuelle, il était le «sage» du monde arabe, le médiateur, celui qui réconciliait les frères ennemis palestiniens, les nationalistes du Fatah et les islamistes du Hamas, qui plaidait pour la levée des sanctions contre l'Irak. La ligne du fils est nettement plus tranchée. Dans son collimateur, on trouve l'Iran, bête noire des monarchies du Golfe, à qui il reproche ses menées expansionnistes, et dont les houthistes yéménites sont accusés d'être l'un des bras armés. Son autre hantise est l'islam politique, tant sa déclinaison ultraradicale, incarnée par l'organisation Etat islamique (EI) et Al-Qaïda, que sa version plus réformiste, comme celle des Frères musulmans. Abou Dhabi attribue des visées subversives à cette organisation qu'elle a labellisée «terroriste», générant des tensions récurrentes avec le Qatar, l'émirat voisin qui, lui, au contraire, parraine cette mouvance. «Notre politique a toujours consisté à ne pas attendre que les flammes atteignent notre maison pour agir», professe Ali Al-Nuaïmi, le président de l'université d'Abou Dhabi et l'un des hommes de confiance du prince héritier. «Nous ne constatons aucun signe de modération dans l'attitude de l'Iran depuis la signature de l'accord sur le dossier nucléaire (le 14 juillet 2015), argue un diplomate émirati. Quant aux Frères musulmans, leur idéologie radicale et transnationale est incompatible avec notre projet de société. Ma femme se souvient qu'un de ses instituteurs, membre d'Al-Islah (la branche émiratie de la confrérie), confisquait les enregistrements de l'hymne national pour qu'il ne soit pas écouté en classe. Les Frères constituent une menace très claire.» «Un verdict politique» En 2013, dans un procès de masse, jugé «inéquitable» par les organisations de défense des droits de l'Homme, plusieurs dizaines de responsables et sympathisants des Frères musulmans avaient été reconnus coupables de sédition et condamnés à de lourdes peines de prison. Evoquant la peur que les «printemps arabes» de 2011 ont inspirée aux élites du Golfe, Ahmed Mansour, l'un des rares opposants à s'exprimer tout haut, dénonce «un verdict politique». «Peu avant d'être arrêté, l'avocat et membre d'Al-Islah Mohamed Al-Roken avait été consulté par un prince au sujet des îles Tomb et Abou-Moussa (revendiquées par les EAU, mais occupées par l'Iran depuis 1971), poursuit-il. Et, du jour au lendemain, il serait devenu un ennemi de l'Etat ? Ça ne tient pas debout.» Outre le relatif désengagement de Washington du Proche-Orient, qui tétanise ses alliés traditionnels du Golfe, dont les EAU, la personnalité de «MBZ» joue à l'évidence dans ce raidissement. «Il a une poigne de fer et peut-être d'une franchise incroyable, confie l'un de ses interlocuteurs. Malheur à celui qu'il prend en grippe.» Le président tunisien, Béji Caïd Essebsi, en sait quelque chose. En traitant avec les islamistes libyens et en ouvrant son gouvernement au parti Ennahda, épigone tunisien des Frères musulmans, M. Essebsi a déclenché la fureur du prince héritier émirati. Ce dernier a alors réagi en décrétant les Tunisiens persona non grata sur son territoire. «Mohammed Ben Zayed est obsédé par l'islam politique, et son manichéisme a pénétré toute la réflexion stratégique des Emirats», déplore Andreas Krieg, expert des questions de sécurité dans le Golfe, basé au Qatar. Violation de l'embargo sur les armes En Libye, cette obsession émiratie a attisé les feux de la guerre civile. En 2014-2015, alors que ce pays est déchiré en deux gouvernements rivaux, les EAU ont acheminé des armes aux autorités de Tobrouk, dans la province orientale de la Cyrénaïque, composées de libéraux et d'ex-kadhafistes. Cette violation de l'embargo sur les armes décrété par l'ONU avait été révélée en novembre 2015 par le New York Times. A la même époque, le Qatar livrait, lui aussi, illégalement des armes à l'autre gouvernement, celui de Tripoli, dans l'ouest, composé d'islamistes et de représentants de la ville de Misrata. Les frères ennemis du Golfe que sont le Qatar et les EAU affirment désormais soutenir le processus de réunification patronné par l'ONU en Libye, qui a débouché, fin mars, sur la mise en place d'un embryon de gouvernement d'union. Selon nos informations, le Qatar a cessé ses livraisons d'armes et a même demandé à ses protégés de Tripoli de faciliter le débarquement du nouveau Premier ministre, Fayez Sarraj, arrivé sur le sol libyen par la mer, depuis la Tunisie. Mais les EAU ne jouent pas aussi franc jeu. Des véhicules blindés émiratis sont parvenus en avril au général Khalifa Heftar, l'homme fort de la Cyrénaïque, en guerre contre les milices islamistes. Le général a multiplié les opérations militaires unilatérales, en signe de défi à Fayez Sarraj. «Les Emiratis ne jouent pas le jeu du gouvernement d'union, affirme un spécialiste des questions sécuritaires libyennes. Ils ont un autre agenda, qui consiste à soutenir Heftar et certaines figures de l'ancien régime. Ils poursuivent une politique similaire en Tunisie, auprès de réseaux hostiles à la mouvance révolutionnaire et islamiste.» Toujours cette même hantise des Ikhwan, les Frères musulmans. L'Arabie Saoudite, qui a partagé pendant un temps cette obsession, a pourtant repris langue avec eux. Pour endiguer la progression des houthistes chiites au Yémen, Riyad a choisi de collaborer avec le représentant local de la confrérie, mais les Emiratis s'y refusent obstinément. Une position qui complique la tâche de la coalition arabe, notamment à Taëz, une ville du sud du Yémen assiégée par les houthistes, où la résistance locale est dirigée par les Frères musulmans. En Egypte, au nom de leur hostilité aux islamistes, les autorités d'Abou Dhabi ont soutenu les gigantesques manifestations de juin 2013, qui ont abouti au renversement du président Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, et à son remplacement par le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi. Un coup d'Etat «populaire» qui a fait plus d'un millier de morts dans les rangs islamistes. Depuis, les EAU ne cessent d'arroser la terre des pharaons de pétrodollars : 13 milliards (11,5 milliards d'euros) en trois ans ! La frilosité de l'Egypte au Yémen Mais ces largesses ne sont pas toujours bien récompensées. Selon nos informations, les fonds émiratis désireux de prendre des parts dans des projets égyptiens se heurtent à l'armée du maréchal Sissi, qui détient un gros morceau de l'économie locale, ainsi qu'aux milieux d'affaires égyptiens. L'agacement d'Abou Dhabi a été accru par la frilosité de l'Egypte à intervenir au Yémen, au-delà de quelques patrouilles maritimes symboliques dans le détroit de Bab Al-Mandeb. Le retour sur investissement risque d'être tout aussi décevant au Yémen. L'attaque-suicide en mai contre un centre de recrutement de Mukalla, revendiquée par l'EI, dans laquelle une quarantaine de policiers ont été tués, montre que la reconquête de cette ville n'a pas désamorcé le péril djihadiste. Et les négociations entre belligérants yéménites, que les Emiratis aimeraient boucler au plus vite, promettent de s'étirer en longueur au Koweït. En septembre 2015, les autorités d'Abou Dhabi ont réussi à gérer le choc suscité par la mort de 45 de leurs soldats dans un tir de missile par les houthistes, sur une base de Mareb, dans le nord-est du Yémen. Les monarques des sept cités-Etat ont défilé au chevet des blessés et au domicile des morts, donné leurs noms à des rues et décrété trois jours de deuil national. Une démonstration d'unité qui a éclipsé le fait que la plupart des victimes venaient des émirats du Nord, les plus pauvres de la fédération, tels que Ras Al-Khaïma et Fujeïra. Le pays n'est cependant pas à l'abri d'une autre secousse, d'autant que son interventionnisme l'expose à un autre effet boomerang : celui des attentats sur son territoire. «Dans une ville comme Dubaï, dopée au tourisme et au commerce, une ou deux explosions pourraient faire très mal», relève un expatrié local. Les autorités suivent un principe de précaution radical. En décembre 2015, plusieurs milliers de Syriens ont ainsi été limogés d'Adnoc, la compagnie nationale pétrolière, (et expulsés du pays) sur la base d'un rapport évoquant un risque d'attaque. La société est plus que jamais placée sous la loupe des services de renseignement. En février, MBZ a nommé à leur tête un homme de confiance : son propre fils, Khaled. La Sparte du Golfe n'a pas fini de gonfler ses muscles. B. B. In lemonde.fr