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En finir avec la haine de soi ?
Publié dans La Tribune le 30 - 06 - 2016

Tout, ou presque, a été dit sur la haine de soi dont nous souffrons. Tout, ou presque, a été dit sur ses origines : des décennies de soumission, voire d'effacement du monde, la conviction obscure qu'une sorte de péché original nous a condamnés à ce sort. Nous nous haïssons ainsi pour avoir commis ce péché et nous nous complaisons dans une rumination séculaire de cette faute inconnue. Il faut bien que celle-ci existe pour expliquer le silence absolu qui a suivi le hurlement de la décennie sanglante. Il faut bien y croire puisque le peuple, abondamment massacré, éviscéré, décapité, s'est remis à vivre, ou à faire semblant, comme si de rien n'était, sur injonction du pouvoir. Rétif à la moindre innovation (El moualfa khir mettalfa), il se pelotonne dans un conservatisme étroit et une pratique religieuse indemne de tout questionnement, de toute spiritualité. Il se contente d'aligner les hassanates en espérant que le compte y sera au moment de l'instant fatal.
La haine de soi n'est pas une spécificité algérienne. Theodor Lessing, philosophe juif allemand, la débusque chez ses compatriotes juifs qui jouissent d'un statut social élevé, apparemment totalement assimilés, totalement germanisés, qui vont jusqu'à partager le dégoût des aristocrates allemands pour leurs coreligionnaires pauvres, les gens de peu (pennyless people). Il la dissèque à travers six portraits d'intellectuels aux trajectoires identiques. Ils ont en effet en commun de s'être suicidés sans raison apparente. Pas de déception amoureuse ni de revers de fortune, juste des circonstances fortuites qui font remonter leur judéité à la surface. Ils n'ont pas survécu, rattrapés par leur condition juive qu'ils avaient refoulée au point de croire qu'ils en étaient débarrassés. L'exemple le plus frappant est celui du jeune philosophe Otto Weininger. Célébré dans les milieux intellectuels allemands, il rejetait son judaïsme qu'il jugeait comme la «forme extrême de la couardise» et il voyait dans le christianisme «la plus haute expression de la foi». Il imputait au judaïsme la décadence de son époque. La propagande nazie a puisé dans son œuvre. Lessing explique que, par son suicide, il aurait voulu échapper définitivement à sa condition juive.
La haine de soi algérienne, même si elle est d'une autre nature, est aussi issue du refoulement. Toutefois, alors que dans le cas des juifs, c'est l'identité originelle qui est l'objet de ce refoulement, les Algériens n'en connaissent pas l'origine et ils ne sont pas vraiment désireux de la rechercher. La peur de ce qu'ils pourraient découvrir les paralyse. Nietzsche nous dit que «celui qui a un ‘‘pourquoi'' peut vivre avec n'importe quel ‘‘comment''». Si les Algériens savaient pourquoi ils subissent un tel sort, ils sauraient comment vivre. C'est donc à la poursuite de ce fameux pourquoi qu'il nous faut nous atteler. Hélas, c'est pour l'heure impossible de convaincre notre société de s'engager dans cette voie !
Alors, prenons un chemin de traverse...
Viktor Frankl est philosophe et psychiatre. Disciple de Freud, il prend ses distances avec les écoles de Vienne, notamment celle de Freud, fondée sur le désir, et celle d'Adler, fondée sur la volonté de puissance. Il crée sa propre école, la logothérapie. La question centrale qu'il pose est celle des raisons de vivre, du sens de nos actes. Lui-même est un rescapé des camps de concentration et il en a réchappé parce qu'il avait absolument besoin de mettre la dernière main à un manuscrit entamé avant sa séquestration et finalement publié en 1945, Du docteur et de l'âme. C'est parce qu'il avait cette raison de rester vivant qu'il a survécu. La logothérapie est devenue un symbole de vitalité et son influence s'est étendue dans tout le monde occidental. Il a imposé l'idée que la recherche du sens à donner à sa vie l'emporte sur nos pulsions, à rebours de la psychanalyse traditionnelle pour laquelle celles-ci jouent un rôle fondamental. Chaque sujet doit trouver et se donner une raison d'exister. Elle seule peut répondre à l'exigence existentielle et spirituelle de l'âme humaine. Sans cette raison, l'individu est voué au vide existentiel. Il perd toute motivation de vivre…
N'est-ce pas le mal dont nous souffrons ? N'est-ce pas l'absence de sens qui est à l'origine de notre prison mentale ? N'est-ce pas notre incompréhension de ce que nous subissons qui a enraciné en nous cette peur fondamentale ? Or, on sait, grâce à Frankl, que «la peur provoque exactement ce dont on a peur». On pourrait ajouter que la violence est provoquée par la dévalorisation de soi, impression entretenue par le regard complice de l'Autre, l'alter ego méprisant et méprisé, celui qui coupe court à toute velléité de s'élever au-dessus de sa condition d'origine. Songeons aussi à la haine de la réussite des autres et aux efforts déployés pour la frapper de suspicion, pour ramener l'audacieux entrepreneur ou l'écrivain de talent dans le troupeau immobile.
Les logothérapeutes ont développé des techniques pour combattre ces penchants. Elles sont largement utilisées dans les entreprises. Le but, purement mercantile, est de tirer le meilleur parti des travailleurs. A titre d'exemple, quand un cadre s'adresse à un collaborateur, il doit le faire en se figurant que ce collaborateur est bien plus intelligent et compétent qu'il ne l'est en réalité. Tout son discours est ajusté en conséquence. Le résultat est que le collaborateur, se sentant fortement valorisé, va tout faire pour se hisser à la hauteur à laquelle son supérieur l'a placé. Ces techniques ont évidemment leur place dans la sphère intime. Si les Algériens, plutôt que de pratiquer la méfiance, voire la détestation comme préalable à l'échange, choisissaient l'empathie et la bienveillance, ils susciteraient en retour l'empathie et la bienveillance de leur interlocuteur et ils s'astreindraient à se maintenir à la hauteur qu'ils ont atteinte à la faveur de cet échange. Cela serait d'autant plus probable qu'en Algérie plus qu'ailleurs sans doute, on se construit sous et par le regard de l'Autre. Les implications seraient très importantes. Le regain de confiance mutuelle nous permettrait de sortir de nos cachots intimes et de trouver le courage d'une identification de la source de notre haine de soi, donc des racines de cette violence dont nous sommes tellement prodigues. C'est dans une proximité retrouvée (souvenons-nous de notre guerre de libération) que nous donnerons du sens aux situations les plus désespérées, aux mille destins contraires. C'est ce sens qui permet de transformer une tragédie en victoire, une souffrance en réalisation…
B. S.


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