Jaillie du ventre de son pays natal, la pierre qui accompagne Amar Nouri retrace non seulement la géographie de son enfance pierreuse, une voie qu'emprunte l'œil interrogateur, mais irrémédiablement un amour pour ce bout de lumière aiguillonnant la douleur qui l'étreint à la gorge quand, terrassé par les flèches de l'amour, il pourchasse alors ce roc qui refuse de se livrer à l'épreuve de l'accouchement et éboule cet invisible dans la célébration du sens et la subtilité du geste. Ainsi, la bataille commence pour ne point finir. En posant son regard de lynx sur la pierre, il la scrute et la sonde à la force de ses yeux d'où une profondeur appelle le nageur afin de vaincre les fracas de la houleuse mer de peindre. Dès qu'elle se retrouve dans sa paume, elle devient précieuse. Il ne s'agit ni de l'agate, ni du rubis, ni de l'émeraude, ni de la topaze, ni de l'améthyste, ni de la turquoise, ni de la calcédoine. De simples pierres glanées sur son chemin qui se retrouvent dans leur intimité et œuvrent, l'oreille grande ouverte, au livre de pierre qui s'écrit et qui ne finit pas d'achever les scintillements dont le feu élance sa toute puissance à l'incendie du froid. Il se confie à la douceur et l'ardeur de cette terre qu'il caresse et qu'il blesse. Dominée, un mot qu'il aime à dire, elle se livre à sa main qui, elle, la cisèle à l'harmonie du geste aussitôt tombée dans ses rets qu'il tend partout où les galets flânent. Car pour Amar, saisir le sens qui gît dans le ventre de la pierre ouvre pleinement les secrets de l'univers, son oreille est ainsi le réceptacle d'une voix océane fendant cette «mer gelée en nous» pour reprendre le phrase de Kafka. Pendu aux cimaises de son musée, la flamme qui le dévore signe à la cendre de l'artistique le chant qui le met au monde et le propulse à la quête de la trace du monde à venir. Son musée est partout et même dans sa poche comme le montre cette sculpture exposée dans une simple boîte. Il rend ainsi hommage à la nature qu'elle sculpte et fait éclater le guindé dans lequel on tente d'évacuer l'art. Casser, c'est aussi du domaine de l'art. Il casse tant que la pierre le tracasse. C'est dire la hantise de la pierre et les épanchements qui s'y impriment. Il interroge l'espace de sa pierre et creuse au pilori de ses yeux les territoires d'une folie sans cesse en coulée venant étancher la soif que provoque la pierre. Ecrire la pierre (Albert Ayguesparse), c'est aussi effacer les cahotements qui empêchent de lire le Secret et les décrypter, c'est habiter en troglodyte la grotte de l'interrogation artistique. Rendre hommage à la pierre pour la vie qu'elle soufflait à l'homme, c'est reconstituer les lettres de cet obscur alphabet. Amar le dit si joliment dans ses pages de recherche : «De même que l'histoire nous a gardé les pierres, gardons ces pierres pour l'histoire.» En fouillant dans l'empreinte primitive de la sculpture moderne, question qu'il formule pour son projet de fin d'étude, il quête l'origine de la pierre et tente de déchiffrer ce chant qui lance de sa haute source des sons à recomposer. Célébrant les pierres du Chili, Pablo Neruda rappelle : «N'oublions pas les pierres ! N'oublions pas les châteaux tacites, les présents hérissés ou ronds de la planète. Les pierres ont affermi les citadelles, elles se sont avancées pour tuer ou pour mourir, elles ont conféré leurs décorations à l'existence sans se compromettre, en maintenant leur mystérieuse matière ultra-terrestre, indépendante et éternelle.» Amar n'oublie pas. Il fouille. Et il creuse. Et nous fait partager cet amour fou de pierre. Une énergie esthétique déploie toute sa force et engage même les viscères dans cette chasse aux galets dont les marques disent toute la profondeur et de la pierre et de la main qui la taille. La pierre est un matériau de purge. «La difficulté que je rencontre aiguise mon envie à m'exprimer davantage, dit-il. Les galets que je récupère sont déjà sculptés par la nature.» Amar ne fait qu'apprivoiser ce chant sauvage, il le domine au scalpel de sa passion et lui rend la luminosité des chemins toujours à tracer. La particularité de son support, c'est la petitesse de sa matière, de sa pierre, il préfère travailler sur les petits galets et, même s'il lui arrive de sculpter de grosses pierres, sa fibre sonne bien aux petits objets auxquels il rend la singularité, il écrit : «La pierre constitue la plus ancienne matière utilisée par l'homme et, de même, le premier élément utilisé dans la sculpture, mon utilisation pour celle-ci est une manière de rendre hommage à ce matériau que je considère comme très noble et qui, de fait, a servi aux civilisations les plus anciennes ainsi que dans le monde contemporain à s'exprimer.» Dans son livre intérieur qu'il effeuille à l'heure des dangereux accouchements, il retrouve ses maîtres et pénètre ses sculptures pour ne point finir d'apprendre, ainsi, Giacometti, Dubuffet et sa notion d'Art brut, Brancusi et Moore sont mêlés à la folie qui l'habite, folie de pierre. Foliation d'un arbre aux mille branches de pierre. Non seulement la pierre prend voix et décomplexe l'homme dit moderne de sa maladie de béton, elle dicte l'hymne célébrant la beauté de ce pays artistiquement à réinventer. N'ayant point le moindre respect pour la vie humaine avant de parler de la création, les pierres sont en marge de tout comme l'essentiel qui fonde, respectons les pierres. Respectons les artistes. Car grâce aux artistes, l'homme apprend à respirer par les poumons de l'art. Ne les oublions pas. «Quand on blesse un poète, on perd l'humanité», hurle Milosz. Il n'y a que la parole du poète qui fortifie le désir de dépoussiérer les chemins de la beauté. Chemins périlleux, chemins de la clarté. Et si le pays perd sa force symbolique, n'est-ce pas par l'abandon des pierres ? Oui, le pillage par les Allemands des pièces archéologiques en est un exemple. Il a fallu qu'un gang pille pour qu'on se ressouvienne des pierres. Alors souvenons-nous des pierres avant que les méchants vents n'empoisonnent «ce qui édifie le lieu [Neruda]». A. L.