Photo : S. Zoheïr Par Hasna Yacoub Imene, Nesrine, Nassim et Nounou, des jeunes de moins de vingt ans, attendent, nonchalants, l'ouverture des portes du lycée Emir Abdelkader, pour rejoindre les bancs de leur classe. Ils adorent le football et attendent impatiemment le match qui va opposer l'Algérie à l'Egypte le 14 novembre prochain. «Pourquoi soutenez-vous l'équipe algérienne. Est-ce une fierté que votre pays soit qualifié au Mondial ? Est-ce votre manière d'aimer l'Algérie ?» La réponse est vite lâchée par Nounou : «J'aime l'équipe de mon pays mais je ne suis pas certain d'aimer l'Algérie.» La raison ? «Vous la connaissez. Nous la connaissons tous. Regardez dans quelles conditions nous vivons.» Nassim acquiesce : «Même avec des études, on ne peut rien faire dans ce pays.» A 17 ans, natif de la place des Martyrs, Nassim qui poursuit ses études, s'est créé en parallèle un petit commerce : il est vendeur de cigarettes. Pour lui, le plus important, «ce n'est ni les études ni le pays, c'est el houma [le quartier, ndlr]». Mais le quartier n'est que la reproduction infiniment petite du pays ? A bien y réfléchir «oui, peut-être. Mais ce n'est pas l'Algérie. Vous savez, nous n'aimons pas un pays où il y a la hogra», finit par lâcher ce jeune lycéen qui s'estime violenté par des policiers qui lui interdise d'activer librement. El Hachemi, le gardien du lycée, s'adjoint à la discussion. A 34 ans, cet enfant de l'Algérie indépendante est stable : un travail, une famille et même un toit. Une situation qui sera retenue contre lui lorsqu'il déclarera aimer son pays. «C'est normal, tu travailles, tu es marié et tu as un logement», lui lancent les jeunes. Imperturbable, El Hachemi se retourne pour faire face à la DGSN (direction générale de la Sûreté nationale), lève sa main et pointe du doigt le drapeau qui surplombe l'institution : «J'aime le drapeau de mon pays et je suis fier de dire que je suis Algérien là où je me trouve.» Et la symbolique du 1er Novembre ? «Elle est grande», dit El Hachemi. Et voilà que Nounou reprend la parole : «Si seulement j'avais grandi à cette époque. Oui, j'aurais été révolutionnaire.» Révolutionnaire, voilà ce qu'est réellement Nounou qui n'était pas «certain» d'aimer son pays. El Hachemi taquine Nassim en lui apprenant que Lydia, une copine de lycée, est arrivée : «Tu aimes bien Lydia, Nassim, et donc tu aimes les filles de ton pays ?» Les joues du jeune s'empourprent en cherchant des yeux la jeune fille avant de lâcher : «Oui, j'aime les filles de mon pays.» Ces sentiments antinomiques Plus loin dans les ruelles grouillantes de Bab El Oued et dans un petit café de fortune, trois jeunes sirotent des boissons. Ils ont 15 et 17 ans et sont originaires de Skikda. H'mida, Ameur et Walid ne vont plus à l'école depuis un moment déjà et sont venus dans la capitale à la recherche d'un emploi. Débrouillards, deux d'entre eux ont réussi à décrocher des emplois comme serveurs et le troisième est aide-pâtissier. Sans détour, ces jeunes de l'intérieur du pays affirment aimer leur pays mais pas leur vie. «Jamais je ne penserai à la harga. Je ne voudrai pas me jeter à la mer mais, oui, j'aimerai partir vivre sous d'autres cieux», lâche Ameur. Pour eux, le 1er Novembre représente «une commémoration». Sans plus. L'Algérie ? «C'est la patrie.» Ils ne conçoivent pas qu'un Algérien ne puisse pas aimer son pays. «Va-t-on aimer le pays des autres ?» disent-ils naïvement. Une question qui sera suivie d'un commentaire de Ameur, lourd de sens : «Ne pas aimer son pays est une preuve que l'on est dégoûté de la vie.» A 15 ans, peut-on être déjà dégoûté de la vie ? «J'en ai marre», dit le jeune avant d'étayer : «J'aime mon pays mais j'en ai marre de ma vie.» Pourquoi ? Quelles sont ces raisons obscures qui poussent un jeune à un si grand désespoir. Ameur refusera de livrer plus de secrets. Regard triste et amertume : «Je préfère garder tout dans mon cœur qui est déjà assez gros.» A Larbaa, à quelques kilomètres de la capitale, le dégoût est également au rendez-vous. Il a 25 ans aujourd'hui. La date du 1er novembre, il la célèbre chaque année pour fêter son anniversaire. Mais elle ne représente pas plus pour lui. Du moins, il essaye de s'en convaincre. Rachid est commerçant. Il travaille dans le magasin d'électroménager de son père et c'est loin de contenter ses ambitions. Par dépit, il lâche : «Vous pensez que je suis heureux de vivre en Algérie, en plus à Larbaa ? Non, je n'aime pas ce pays, ni ses gouvernants.» Rachid cherche à changer ses conditions de vie. Il aspire peut-être à plus d'indépendance, à un autre métier… Toutes ces privations le poussent à vomir son dégoût sur l'Algérie. Plus cartésiens, des étudiants de la faculté d'Alger avouent que ceux qui n'aiment pas leur pays «attendent un changement mais ne font rien pour qu'il arrive. Nous restons un peuple assisté». Amour et désillusions Boubekeur et Imad ont juste 20 ans. L'un est étudiant en médecine et l'autre sera sûrement un brillant architecte. L'histoire de leur pays, ils la connaissent mais regrettent d'avoir appris «une histoire qui est généralement enjolivée». «J'ai des parents qui ont vécu l'époque du colonialisme et ils ont assuré qu'ils ont vécu en harmonie avec des Français. D'ailleurs, mon grand-père, qui était espion du FLN a été sauvé par un voisin de l'OS. Certains Français nous ont aidés. D'autres nous ont tués», dit Boubekeur. Ce dernier est convaincu que les Algériens aiment leur pays mais «avec toutes les désillusions vécues, il est difficile d'en être convaincu aujourd'hui». Pour lui, le dépit, le dégoût, dont la conséquence est le phénomène de la harga, c'est un peu de la faute même des Algériens : «Les jeunes veulent des postes de travail de responsables dans des bureaux feutrés, ils veulent gagner beaucoup d'argent sans effort… On est un peuple attentiste. On se plaint et on attend le messie. Sinon comment expliquer que le pays est en train de vendre son pétrole et de payer des Chinois pour travailler à la place de ses enfants ?» Mais cette faute n'est pas seulement des citoyens : «Corruption, clientélisme, détournements… Tout cela participe à créer un climat malsain dans le pays.» Qui peut changer les choses ? A cette question, Boubekeur sourit : «Une révolution. Mais pas une qui ressemble à celle d'octobre 88», lâche-t-il avant d'ajouter : «Même avec une révolution, les choses risquent de ne pas changer et il y aura un bain de sang pour rien.» Boubekeur ne sait franchement pas qu'elle est la meilleure solution pour que le pays évolue : «Même le changement de la classe dirigeante n'est pas la solution idoine. Je pense que notre problème est un problème de culture. Car, avec des cultures différentes, il est difficile de s'organiser.» Imad pense aller ailleurs une fois les études terminées, «car c'est mal parti pour ce pays», mais Boubekeur ne sait pas encore ce que lui réserve l'avenir et préfère ne pas avoir de certitude. Juste une, «malgré tout, on aime l'Algérie». Une phrase qui sonne au même rythme que la chanson d'un groupe d'artistes algériens : «Malgré tout bladi nabghik [malgré tout, oh mon pays, je t'aime]».