L'horreur du tremblement de terre qui a dévasté Haïti a mobilisé l'ensemble de la communauté internationale, Etats, ONG, institutions, fondations, etc. En un peu plus de deux semaines, l'ONU a totalisé 2,02 milliards de dollars de dons promis ou récoltés en faveur de ce pays sinistré. Dans cette somme, on trouve les 575 millions de dollars de fonds d'urgence réclamés par l'ONU et dont 77% étaient déjà financés. La mobilisation à Haïti La réunion d'urgence des «pays amis» d'Haïti, à Montréal, était supposée poser les bases d'une renaissance du pays. La reconstruction demandera au minimum 10 ans. En échange de leur soutien financier, les donateurs annoncent la couleur : des objectifs stratégiques dont l'enjeu est de prendre en charge uvel Haïti. Les objectifs annoncés sont : -le renforcement de la gouvernance démocratique d'Haïti dont les institutions politiques étaient jugées défaillantes avant même d'être mises à terre par le séisme ; -le développement économique orienté vers la réduction de la pauvreté, alors que 78% de la population locale vit avec moins de deux dollars par jour ; - le rétablissement du système judiciaire, de la sécurité et de l'Etat de droit. Est-on face à un droit d'ingérence démocratique ? Les institutions internationales disposent déjà d'une feuille de route, car Haïti bénéficie de l'Initiative en faveur des pays pauvres très endettés. «Ce document impose le modèle de développement du Fonds monétaire international [FMI] et de la Banque mondiale, assorti de conditions libérales qui défavorisent les populations et risquent d'aboutir à une privatisation des ressourcesd'Haïti», dénonce Sophie Perchellet, vice-présidente du Comité pour l'annulation de la dette du tiers-monde. Cité par Grégoire Allix et Anne Pélouas, Jeremy Hobbs, directeur général de l'organisation non gouvernementale Oxfam, estime qu'«il y a un risque réel que, dans les semaines et les mois suivant le séisme, des Haïtiens influents politiquement et plus riches accaparent les ressources pour la reconstruction au détriment des plus pauvres de Port-au-Prince». La réunion de Montréal n'aura pas levé ces inquiétudes : la question de la dette d'Haïti n'y a pas été tranchée, pas plus que celle de la coordination financière des opérations, après que la Banque mondiale eut proposé de gérer un fonds unique pour la reconstruction. Le Premier ministre haïtien, Jean-Max Bellerive, est clairement allé à Montréal pour préserver la souveraineté de son pays. Il a d'ailleurs obtenu la reconnaissance par la communauté internationale du rôle central de son gouvernement. A ce droit des Haïtiens à rester «maîtres de leur avenir», la déclaration adoptée à Montréal a imposé la coordination clé des Nations unies. Le Premier ministre haïtien a d'ores et déjà envisagé de mettre fin à une «centralisation excessive» qui a eu pour effet de «faire perdre au pays 60% de son PIB en quelques secondes». Avant le séisme, 70% de la population urbaine d'Haïti vivait dans des bidonvilles, 29% seulement des foyers urbains étaient raccordés à un système d'assainissement et 21% étaient desservis en eau potable. Avec l'accord des Nations unies, les Etats-Unis contrôlent seuls le port et l'aéroport, qui connaît 150 vols par jour, et décident qui peut atterrir. Ils gèrent les priorités entre les vols militaires, les vols humanitaires, les vols bilatéraux de pays donateurs, les vols de personnalités venues soutenir les victimes, comme Ban Ki-moon ou Bill Clinton. Les Etats-Unis dans leur zone d'influence Les marines et les soldats de la 82e division aéroportée se sont déployés dans la capitale pour, officiellement, éviter que la catastrophe ne débouche sur le chaos. Au total, 3 500 hommes ont, dans un premier temps, débarqué sur le sol haïtien, en provenance des États-Unis et du Canada, deuxième composante de cette mission internationale. En mer, quelque 9 000 marins sont mobilisés pour appuyer le déploiement. Le projet de Washington d'envoyer 16 000 militaires au sol en deux contingents de 8 000 aurait finalement été revu à la baisse. Selon une source proche de l'ONU, le Brésil, qui apporte la première contribution en hommes à la force de 7 000 Casques bleus stationnés dans l'île, s'y serait opposé. Brasilia aurait même menacé de retirer ses propres troupes. En définitive, les Etats-Unis ont déployé 12 000 hommes sur le terrain (bientôt 15 000), 20 navires, 167 millions de dollars d'aide. Les relations entre l'ONU, les Etats-Unis et le gouvernement haïtien, les trois composantes qui se partagent désormais le pouvoir dans l'île, ne sont pas faciles à définir, car les missions de chacun sont floues. Une convention signée avec les autorités locales donne officiellement aux Nations unies la coordination de l'aide internationale à un million de sinistrés. Mais si l'ONU s'occupe de tout coordonner, elle ne peut pas décider de ce qui entre ou sort du pays, car ce sont les Etats-Unis qui ont ce pouvoir. Les Casques bleus sont également censés assurer la sécurité de la ville avec la police haïtienne. Les troupes américaines, quant à elles, sont prêtes à intervenir en cas de besoin, mais sont chargées de la sécurisation de la distribution de nourriture qui continue de poser de grandes difficultés. L'autre atout des Etats-Unis est Bill Clinton, l'envoyé spécial de Ban Ki-moon. Dans le cadre de la reconstruction, les troupes étrangères devraient être réparties dans le pays. Les Américains se concentreraient sur la capitale, tandis que les Canadiens seraient chargés des provinces. L'ONU envisage ensuite de calquer son dispositif sur celui de l'Afghanistan. Chaque pays volontaire se verrait affecter la direction de la reconstruction et du développement d'une région haïtienne. Le Canada s'est vu propulser sur la scène internationale. En effet, après les Etats-Unis, Haïti entretient des rapports étroits avec ce pays et arrive au deuxième rang des bénéficiaires de l'aide dispensée par Ottawa. La présence canadienne dans l'île est importante et comptait plus de 6 000 ressortissants avant le séisme, contre 1 400 pour la France. Ottawa déploie 2 000 soldats dans l'île. Des effectifs importants pour une armée de taille modeste. L'importance de la diaspora haïtienne au Canada, 130 000 personnes, explique également cet effort. D'ailleurs, la gouverneur générale du Canada, Michaëlle Jean, représentante de la reine Élisabeth II à Ottawa, est haïtienne. Corine Lesnes le rappelle à juste titre, Haïti et les Etats-Unis entretiennent une longue histoire depuis la première campagne de juillet 1915, décidée par Woodrow Wilson, le précurseur des interventions armées menées au nom de la promotion de la démocratie. L'occupation a duré 19 ans. Les Etats-Unis débarquent à nouveau en 1994 pour rétablir au pouvoir le père Jean-Bertrand Aristide, victime d'un coup d'Etat, puis en 2004 pour chasser le même Aristide, devenu un sanglant dictateur. A chaque fois, l'armée américaine a servi d'élément avancé d'une force multinationale de l'ONU. La France et l'Europe cherchent leur place La France est clairement dans l'incapacité matérielle de rivaliser avec la logistique déployée par les Etats-Unis. A son compte, 500 sauveteurs, deux bateaux spécialisés, trois avions et autant d'hélicoptères. Pour compenser, elle suggère déjà d'aider les Haïtiens à bâtir un système de sécurité sociale ou à repenser le plan d'urbanisme de Port-au-Prince. Tous les analystes s'accordent à dire que, pour la France, les opérations extérieures sont un instrument important visant à maintenir son rang sur la scène internationale et à justifier son siège de membre permanent au Conseil de sécurité. Le caractère stratégique de ces opérations explique ce que certains considèrent comme des dérives antidémocratiques. A titre d'exemple, le gouvernement a choisi le huis clos pour auditionner les officiers français présents sur le terrain dans le cadre de la mission d'information parlementaire sur Srebrenica. Il a également introduit l'article 124 dans les statuts de la Cour pénale internationale, montrant sa réticence à accepter le témoignage de ses militaires devant le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie. Face à la faiblesse structurelle française, l'Union européenne peut-elle servir de moyen de compensation tant matérielle que politique ? L'Europe, puissance normative par excellence, tente de réduire l'écart qui la sépare des Etats-Unis. Ainsi 350 gendarmes et policiers européens seront-ils dépêchés en Haïti pour renforcer les effectifs de la Minustah, la force des Nations unies dans le pays, ont annoncé les chefs de la diplomatie de l'UE. Ce contingent européen sera construit autour de la Force européenne de gendarmerie, à laquelle participent la France, l'Espagne, l'Italie, le Portugal, les Pays-Bas et la Roumanie. Plusieurs pays, dont l'Allemagne et le Royaume-Uni, ont refusé de s'y joindre, alors que les Etats-Unis ont déjà déployé près de 20 000 soldats sur place. La majorité des effectifs proviendra de pays dont la police est militarisée et opérera sous le drapeau européen. La décision répond à la demande présentée par l'ONU pour renforcer sa mission en Haïti (Minustah), mais pas seulement. Pour des raisons historiques connues, la France est la plus engagée dans la course contre les Etats-Unis. Plusieurs responsables français ont regretté que l'UE soit reléguée au second plan derrière les Etats-Unis alors que son effort financier -430 millions d'euros à terme- est largement supérieur à celui consenti par Washington. La haute représentante pour la politique étrangère de l'UE a essuyé des critiques pour avoir préféré maintenir, quelques heures après la catastrophe, un déplacement à Londres plutôt que de coordonner l'action européenne à Bruxelles ou sur place. La France a proposé la création d'«une force européenne de sécurité civile». L'absence de cet instrument de projection humanitaire apparaît d'autant plus criante qu'avec 420 millions de dollars d'aide l'UE fournira trois fois plus de financements que les États-Unis à Haïti. Une fois encore, l'Europe paie mais ne pèse pas. L'humanitaire et le politique L'action humanitaire, écrit Bernard Hours, repose sur un ensemble de pratiques et de principes qui constituent une idéologie ayant trois piliers : l'universalité des droits de l'Homme ; la construction de la figure de la victime, sans laquelle il n'y a pas de sauvetage possible ; l'ingérence comme droit d'accès aux victimes. La première génération de l'humanitaire répond à cette définition. Elle est personnifiée par l'action d'Henri Dunant, créateur de la Croix-Rouge, dont les actions consistaient à soigner les blessés. La deuxième génération d'humanitaires est politisée, puisqu'elle est issue d'une fronde de médecins œuvrant pour la Croix-Rouge au Biafra qui n'acceptaient pas de soigner en silence, sans prendre parti. L'humanitaire déborde alors les champs de bataille pour s'appliquer à toutes les situations dites d'urgence et de catastrophe. Il n'en est plus sorti. La relation entre les deux est une problématique aussi insoluble que celle qui lie la politique à la morale ou encore au droit. Si la question de leur comptabilité est couramment posée, celle qui consiste à se demander si l'humanitaire peut se passer du politique est moins difficile. L'intervention politique et militaire des grandes puissances ou de coalitions internationales et l'action humanitaire indépendante sont deux activités nécessaires, qui, pour être utiles, supposent de se déployer de manière indépendante, déclaraient Philippe Biberson et Rony Brauman. Chose bien moins facile à faire qu'à écrire. Partisan de l'indépendance de l'une par rapport à l'autre, Jean-Hervé Bradol écrit : «En opposition au pouvoir mais non lancée à sa conquête, l'action humanitaire est subversive par nécessité car les partisans de l'ordre établi acceptent rarement la solidarité en faveur de ceux dont ils décrètent ou tolèrent l'élimination». Pour lui, l'action humanitaire est une fin en soi, puisque son objectif est de porter des secours de qualité à des populations en situation de crise, avec des moyens pacifiques, quel que soit l'agenda politique des Etats. Par ailleurs, l'indépendance vis-à-vis du pouvoir, des partis politiques, des financements gouvernementaux, des forces armées, est la condition même d'une action impartiale. Cette précision faite, des confusions peuvent facilement s'installer. Ainsi les acteurs humanitaires peuvent-ils faire appel à des interventions armées au nom des victimes civiles ou de choix opérationnels. Ils peuvent également demander l'aide financière des institutions internationales. Dans ce type de cas, c'est l'humanitaire qui est discrédité par une action politique illégitime. Il en résulte des prises à partie qui peuvent être très graves. En Afghanistan, 2 membres d'Action contre la faim (ACF) ont été pris en otages, 3 volontaires d'International Rescue Committee (IRC) ont été assassinés en 2008. Au Sri Lanka, 17 membres d'ACF ont été tués en 2006. Des volontaires de MSF ont été capturés au Daghestan ou en République démocratique du Congo depuis 2005. Les cas de la Palestine, de l'Erythrée, du Yémen, du Sri Lanka, du Darfour, de l'Irak ou de l'Afghanistan obéissent à la même logique. Quand les ONG cohabitent avec des militaires ou des Casques bleus, leur neutralité est mise en cause. Dans ces lieux, l'intention humanitaire sert de moins en moins de sauf-conduit. Au cœur du problème se trouve l'absence de légitimité politique de l'ingérence. Elle présume une société civile mondiale qui n'existe pas, donnant un mandat universel (comme les droits) à des intervenants dont la nationalité, les ressources, l'idéologie seraient neutralisées ou occultées comme par enchantement. Elle nie la territorialité de l'existence humaine, l'insertion des hommes dans un tissu géographique et politique, c'est-à-dire, entre autres, des Etats souverains. Une autre confusion s'installe quand c'est le politique qui fait appel à l'humanitaire. Les exemples sont nombreux et légion : l'intervention internationale au Kurdistan irakien, en Somalie, en Bosnie, au Rwanda, au Kosovo, au Darfour, etc. Des considérations humanitaires ont bel et bien permis de justifier le déploiement des forces armées, «sans que pour autant les objectifs et les moyens de ces forces soient clairement assignés à la protection des populations», affirme Françoise Bouchet-Saulnier, responsable juridique à MSF, en 2000. D'autres exemples peuvent être cités. En juillet 2008, l'armée colombienne a utilisé l'emblème de la Croix-Rouge pour libérer 15 otages des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). A Kaboul, l'International Rescue Committee (IRC), qui employait trois volontaires tués le 13 août, a annoncé la suspension de ses activités en Afghanistan. Tous les aspects de l'humanitaire peuvent être politiquement exploités, y compris le nombre de victimes, sous-évalué, ou surévalué, en fonction de l'objectif, à savoir susciter l'intervention ou la prévenir. Des Etats, en Amérique latine par exemple (lors du cyclone Mitch, en 1998, au Nicaragua, au Honduras, au Guatemala et au Salvador), ont eu tendance à surestimer le nombre de victimes pour s'inscrire dans l'agenda humanitaire global. La Birmanie ou, à un moindre degré la Chine, fait l'inverse lors du séisme de 2008. Ces deux pays étant très susceptibles pour tout ce qui est ingérence. «Le temps n'est plus où, avant la guerre du Biafra, en 1967, l'aide d'urgence affichait sa neutralité», conclut Bernard Hours. L'humanitaire, prolongement de la politique par d'autres moyens ? L. A. H. *Expression empruntée à un article publié par MSF intitulé «Politique et humanitaire, les liaisons dangereuses»