Les Amrouche, Fadhma, Jean ou Taos, cette famille bien enracinée dans la culture algérienne dans toute sa diversité et pourtant oubliée, délaissée sciemment et ignorée jusqu'à en faire perdre la trace, excepté peut-être l'un de ses contes rapporté dans un ancien manuel scolaire de 1re AS, ont enrichi notre patrimoine aussi bien littéraire qu'artistique et brillé pendant l'occupation pour ensuite disparaître dans les arcanes de l'oubli. Un oubli programmé et fortement soutenu par une politique qui a fait le vide de tout, qui a effacé des mémoires tout ce qui ne s'emboîtait pas dans le moule des poupées gigognes dessinées par un système dont l'uniformité a réprimé jusqu'à l'imagination. Les écrits sont restés, témoins indestructibles défiant le temps et les hommes qui les ont bannis et déclarés subversifs ; des écrits restituant la vie dans toutes ses expressions et des vérités dont on ne voulait pas. Le déchirement d'une famille persécutée par les siens et mise au ban de la société par l'ignorance, l'incompréhension et l'intolérance, une société qui n'accepte pas la différence, le groupe refuse l'individu qui, pourtant, est partie intégrante mais qui doit s'y fondre et se soumettre. Les Amrouche qui avaient embrassé la religion chrétienne avaient dû quitter le pays, cette Kabylie qu'ils chérissaient pourtant mais qui ne voulaient plus d'eux, pour s'installer à Tunis et vivre le déracinement, eux dont la culture est profondément enracinée au pays. Fadhma, une conteuse hors pair racontait à ses enfants ces belles histoires du terroir nées de l'imaginaire de tout un peuple et transmises de mère en fille par la magie de la parole, une tradition orale qui s'est perpétuée pendant des siècles et qui n'avait pas pris une ride parce que jalousement conservée dans les mémoires et restituée telle quelle pour préserver un patrimoine qui a pris tout son temps pour se constituer. Taos et Jean ne pouvaient qu'être émerveillés par ces contes et les chansons que leur mère leur fredonnait, ce qui les rapprochait encore plus de leur Kabylie natale, de cette Algérie occupée et qui pourtant continuait à vivre. Cela les rapprochait, certes, mais, en même temps, cela leur faisait prendre conscience encore plus de ce déracinement qu'ils vivaient très mal. Taos qui avait hérité de sa mère cet amour pour le pays et cette façon de le chanter à travers les contes et les chansons berbères a immortalisé ce patrimoine dans ses écrits à travers une œuvre littéraire et artistique qui a fait d'elle la première romancière algérienne d'expression française. Un premier roman en 1947, Jacinthe noire, suivi en 1966 d'un recueil de contes et de poèmes, le Grain magique puis 3 autres romans, Rue des tambourins,(1969) l'Amant imaginaire (1975), Solitude, ma mère (roman posthume 1995). Denise Brahimi disait de cette romancière qu'elle analyse son déracinement, l'exil, la solitude et exprime le besoin d'émancipation des femmes étouffées par la tradition. «Taos Amrouche est convaincue qu'il n'y a de littérature qu'à partir de ce qu'on a vécu soi-même. Ce qui ne veut pas dire qu'on ne saurait parler que de soi, mais que n'en pas parler est une fuite. Ses romans tournent autour d'un enjeu essentiel, parce qu'il est de l'ordre de la vérité.» Et rendre la vérité est le credo de cette première dame de la littérature algérienne, une vérité crue, sans artifices et implacable parce qu'elle trouve son origine dans le vécu avec tout ce qui caractérise la vie en société. Jean Amrouche, frère de Taos, est l'un de ces poètes qui se cherchent, une recherche de soi, de son être profond, de son territoire, de son origine pour déchiffrer un monde complexe et dont l'évolution n'est pas du tout évidente. Dans ses œuvres essentiellement poétiques, le déracinement et le déchirement sont omniprésents : «Qu'on se rappelle dans Cendres ce poème sur la mort dédié aux tombes ancestrales qui ne m'abriteront pas, présence du corps jubilant et des fruits terrestres apaisants […]. L'inspiration de Jean Amrouche est avant tout mystique, d'un mysticisme qui transcende la religion pour créer ses religions propres : celle de l'amour éperdu, celle de la contemplation cosmique, celle de l'harmonie des éléments. S'éloignant de l'ascétisme religieux, le verbe de Jean Amrouche éclate en des poèmes opulents, gorgés de ciels, de sèves, d'orages, de fruits et de femmes», disait le défunt Tahar Djaout (in Algérie Actualité n°921, Alger, 9-15 juin 1983). Le poète qui côtoyait les grands écrivains et théoriciens de son époque, Gaston Bachelard, Roland Barthes, André Gide, Paul Claudel, François Mauriac, Giuseppe Ungaretti et bien d'autres restait attaché à son pays dont il défendait la cause. Il avait servi d'intermédiaire entre les instances du FLN et le général de Gaulle alors qu'il travaillait à Radio France, cause qu'il portait dans son cœur même après avoir été mis à la porte par le Premier ministre de l'époque. Il continua de défendre son pays à la radio suisse jusqu'au cessez-le-feu. Aujourd'hui, oubliée, cette famille de poètes, d'artistes et d'écrivains, cette famille algérienne authentique devrait retrouver son pays, qui doit lui rendre son espace, cette terre qu'elle a tant aimée et chérie, cette Kabylie qui l'a nourrie. Les écrits, les œuvres, les chansons des Amrouche peuvent servir dans nos écoles, collèges, lycées et universités. C'est un exemple de préservation du patrimoine immatériel qui tend à disparaître. M. R.