Auteure d'une brûlante œuvre littéraire, Marguerite Taos Amrouche exprima très tôt le besoin d'émancipation des femmes. La force et la fragilité, en elle, se conjuguaient avec une grâce à la fois féminine et guerrière. Mais fut-elle une icône méconnue du féminisme ? Le dernier numéro de la revue Awal intitulé Taos Amrouche, une féministe avant l'heure ?*, apporte des éclairages nouveaux sur cette question. Forgée à la double culture berbère et française, Taos Amrouche doit ses traits de caractère de femme refusant l'ordre établi masculin à sa mère, Fadhma Ath Mansour et à sa grand-mère, Aïni Ath Larbi ou Saïd, originaires de Tizi Hibel. Au début du siècle dernier, les femmes des colonies occupaient une position doublement dominée par leur statut de colonisées. Dans la présentation de la revue, Tassadit Yacine, anthropologue et spécialiste du monde berbère, annonce déjà la couleur. Taos Amrouche « appartient à une minorité chrétienne convertie sous la colonisation, situation qui participe de son malaise et de sa mise à l'écart par la communauté musulmane (…) Ce que l'auteur va mettre en avant, surtout sa volonté d'avoir une existence sociale et sexuelle en tant que femme, au moment où cette question continue à être tabou », écrit-elle. La trajectoire de Taos n'est intelligible que par rapport à l'histoire du vécu de sa mère et de sa grand-mère. D'ailleurs Aïni, appartenant à la tradition, poursuit Tassadit Yacine, a « mené un combat sur tous les fronts (les coutumes kabyles, le droit musulman et l'ordre catholique représenté par les sœurs blanches) pour donner une existence facile à sa fille issue d'une union illégitime ». Ces deux femmes voulaient reconquérir plus d'égalité dans un système inique qui les excluaient de fait. Cela dit, l'anthropologue bat en brèche l'idée stéréotypée selon laquelle les femmes « illettrées » sont par nature enclines à subir la domination de l'ordre masculin. Pour elle, cette propension à vouloir disposer de leur destin constitue une remise en cause « symbolique et réelle » de tout un système, preuve tangible de l'éclosion des prémices d'un « féminisme au sens large » même si, précise la quatrième de couverture, « l'égalité des sexes n'était pas à l'ordre du jour ». La revue décortique l'œuvre enfiévrée de Taos dans son contexte historique et social. Egalement maître de conférences à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, Tassadit Yacine a essayé de montrer le travail remarquable de Taos Amrouche qui, à partir de son vécu personnel, a entrepris une véritable auto-analyse à un moment où cette pratique était peu généralisée. Publié en 1975, L'Amant imaginaire, roman d'un amour fou et malheureux, avait été salué par la critique comme une œuvre hors du commun. Il avait eu plusieurs voix au prix Fémina. Taos Amrouche, explique la chercheur, a su poser des problématiques d'actualité, « celles qui consistent à mettre les projecteurs sur les rapports entre domination et affects, et en particulier, sur l'inégalité des rapports hommes/femmes dans l'univers intellectuel ». L'anthropologue conclut, que L'amant Imaginaire, œuvre de « déconstruction », dans laquelle Taos, opère « une véritable objectivation de sa subjectivité », avec une somme de problématiques de sa génération, « semblable à une Antigone s'élevant contre l'ordre établi ». Dans Solitude, ma mère, publié à titre posthume en 1995, dans lequel cette âme de feu revendique un amour absolu comme un droit inaliénable. A l'épreuve de l'autonomie Tassadit Yacine observe que cela « était une formidable avancée pour une égalité de statut entre les sexes, dès lors qu'elle soulève des tabous, ce qu'aucune femme en Afrique du Nord n'avait osé faire ». Elle termine sa contribution en énonçant que « l'écriture de Taos est une véritable catharsis qui renvoie les femmes à leur sensualité et à l'assomption de leur féminité ». Jean Pierre Faguer, membre du conseil scientifique de la revue, dressant un parallèle avec le roman, L'approbaniste d'André Billy (1882-1971), souligne que L'Amant imaginaire, retraçant un univers féminin obsédé par la présence imaginaire des hommes, perçus comme les maîtres d'œuvre du destin féminin, préfigure les attitudes masculines (époux, fiancés et amants imaginaires), figures de l'autorité masculine au plan professionnel, sexuel et affectif. Des pesanteurs glaçantes auxquelles Taos tenta de se libérer de toutes ses forces. D'après lui, les effets sociaux de la domination culturelle, dans l'œuvre de Taos Amrouche, sont inséparables des expériences de la domination masculine, sociale et religieuse. Si le roman d'André Billy, écrit-t-il, relève « de l'enferment scolastique », le roman de Taos « explore de manière systématique la diversité des formes de collaboration sentimentale et professionnelle entre les hommes et les femmes ». Ce qui amène ce sociologue de l'éducation à écrire que cette « autoanalyse est à la base d'une vision politique et esthétiquement révolutionnaire du roman de formation féminin ». Abordant le second roman, Rue des Tambourins, Hervé Sanson, chercheur en littératures maghrébines francophones et berbères, considère que cette œuvre est une « orchestration savante d'un texte qui fait résonner ses scènes ». Publié en 1969, le roman exprime le drame de la transplantation culturelle. Et surtout la rançon de l'exil. Hervé Sanson nous montre ensuite comment cet « hybride culturel » - Taos se définit ainsi - élabore une esthétique singulière, sur un mode cathartique. « Le texte-Taos, c'est s'efforcer d'être entendu, s'efforcer d'atténuer sa singularité, tout en sachant que c'est peine perdue. Cela aura été pour Taos Amrouche un long chemin initiatique pour rejoindre le paon qu'elle couvait en elle, une parade tous risques encourus, somptueuse : mais l'immortalité est à ce prix », affirme-t-il. Pour Jacinthe noire, grandiose révélation du déracinement et du conflit séculaire entre le désir d'intégration et les marécages de l'assimilation et sur lequel l'universitaire Ada Ribstein s'est attardée, il est mentionné particulièrement la spécificité de l'écriture autobiographique de Taos Amrouche. A l'époque où la sœur de Jean El Mouhouv Amrouche écrivit ce roman, le Maghreb était toujours sous occupation coloniale. Edité en 1947, le roman affronte un triptyque de domination : coloniale, masculine, culturelle et linguistique. « Le recours à un relais autobiographique s'explique donc par une certaine difficulté à se dire, qu'elle soit liée à la pudeur, au sexe, à la culture, ou au défaut d'autonomie liée au contexte politique, qu'il s'agisse enfin, de la combinaison de tous ses paramètres. Le « je » paraît, quoi qu'il en soit, impossible à assumer. Taos semble plus à l'aise dans une approche oblique de l'écriture de soi », analyse-t-elle. Dans une autre contribution, Zineb Ali Benali, enseignante à l'université Paris 8, s'intéresse aux différentes « figures féminines », abondament évoquées dans Le Grain Magique, recueil de poèmes et de contes kabyles. La structure des contes « dont le personnage principal est une fille orpheline de mère, met en valeur la voix féminine en tant que révélatrice de la voie féminine », note la contributrice. Cette manière de transmettre l'héritage par Taos Amrouche procède, selon elle, d'un « engagement identitaire ». Dans la seconde partie, les contributeurs se sont employés, tout à tour, à décrypter la singularité de l'œuvre de cette « éternelle exilée », Fadhma, auteur du roman autobiographique, Histoire de ma vie. Hervé Sanson indique que « La langue précise, concrète, qu'utilise Fadhma en langue française amortit la douleur, intériorise la souffrance pour ne laisser s'exprimer qu'en poésie, et en kabyle, si plus est. » Le livre foisonne d'exemples témoignant d'une « distance lucide » par rapport aux carcans idéologiques. Et Sanson de conclure : « à l'épreuve de l'autobiographie, à l'épreuve du temps et de son apprivoisement, dans une conquête de la prise de parole littéraire, Fadhma montre la voie ». Kateb Yacine, l'avait déjà si bien écrit en 1965, dans la préface du livre : « (…) Il s'agit d'un défi aux bouches cousues : c'est la première fois qu'une femme d'Afrique ose écrire ce qu'elle a vécu, sans fausse pudeur et sans détour ». Poétesse et romancière algérienne, Aïcha Bouabaci esquisse, quant à elle, le processus de socialisation et d'intégration de Fadhma Ath Mansour : sa naissance d'une union illégitime sous la domination coloniale, son enfance à l'orphelinat des sœurs blanches, à Taddart Ou-Fella et l'hôpital de Michelet jusqu'à son mariage avec Belkacem Amrouche. En évoquant ces épreuves et péripéties, l'universitaire replace la vie de l'auteure dans les tiraillements d'une Algérie colonisée et traversée par des paradoxes liés au contexte politique, social et culturel. « Sortir de ‘'chez soi ‘' sans avoir quitté sa terre, c'est l'expérience de Fadhma Ath Mansour dans son propre pays ; c'est sortir de sa famille, de sa langue, de sa religion », écrit-t-elle. Dans la même veine, Denise Brahimi, essayiste et enseignante à l'Université Paris 7, s'est intéressée à l'image de « Fadhma vue par Taos », à travers Rue des tambourins, le second roman de Taos. Elle y note que ce roman offre par le détour d'une autofiction, un portrait de la mère, particulièrement iconoclaste. Ainsi décrite, la mère fantasmée se révèle d'une indépendance désarçonnante par rapport aux costumes ancestrales et au dogme de la religion catholique. Revue Awal. N° 39. Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, Paris, 2009