Lorsqu'ils évoquent les soudaines bouffées de violence ayant récemment éclaté entre la minorité ouzbek et la majorité kirghize au Kirghizistan, de nombreux commentateurs ont bien du mal à expliquer pourquoi ces deux peuples s'opposent si soudainement l'un à l'autre. Les explications vont donc du refus de se plier officiellement au nationalisme kirghize, aux brutalités policières et militaires, en passant par les provocations de milices s'inspirant des talibans et souhaitant transformer le pays en un nouvel Afghanistan, mais nul ne se donne vraiment la peine de tenter de comprendre pourquoi les relations entre ces deux communautés se sont si rapidement dégradées. Comme s'il fallait que la question soit plus opaque encore, de nombreux reportages insistent sur les similitudes fondamentales – ethniques, linguistiques et culturelles – des populations ouzbekes et kirghizes. Mais l'explication est peut-être là. Dans de nombreux cas de conflits apparemment interethniques, les haines les plus profondes se manifestent entre des peuples qui, vu de l'extérieur, ne semblent pas se distinguer les uns les autres de manière significative. C'est une des grandes contradictions de la civilisation, une des grandes sources de ressentiment et Sigmund Freud a même trouvé un terme la décrivant : «Le narcissisme de la petite différence.» Il écrit ainsi : «Ce sont précisément les petites différences existant entre des individus autrement similaires qui forment la base des sentiments d'hostilité entre eux.» Au Penjab, en Irlande du Nord, à Chypre... A titre d'exemple, la partition de l'Inde et du Pakistan, qui constitue une des confrontations les plus anciennes et les plus nuisibles, a entraîné la partition du Penjab. Si vous visitez le Penjab, vous aurez bien du mal à déceler la plus petite différence entre les peuples vivant de part et d'autre de la frontière. Langue, littérature, héritage ethnique, apparence physique – les différences sont quasi inexistantes. C'est en l'espèce, et pour l'essentiel, la religion qui symbolise le narcissisme et exacerbe des différences autrement mineures. J'ai travaillé en Irlande du Nord, où la religion n'est pas non plus une mince affaire et j'étais au départ incapable de reconnaître à l'œil nu un catholique d'un protestant. Au bout d'un moment, il m'a semblé que je pouvais y parvenir sans trop me tromper. La plupart des habitants de Belfast semblent être capables d'y arriver par une sorte d'instinct. Il existe, dans ce cas précis, un substrat ancien de différences ethniques, les Gaëls étant généralement bruns et plus petits que les Scots, souvent blonds, qui s'installèrent en Irlande du Nord et la colonisèrent. Mais pour un étranger, les différences sont impalpables. La question de la religion est, ici, la question dominante. Il en va de même à Chypre, où il est bien difficile de distinguer un Grec d'un Turc. Ces deux peuples vivent sur l'île depuis si longtemps qu'ils souffrent tous deux d'une même forme d'anémie, la thalassémie. Un jour, j'ai interrogé un docteur spécialiste de la maladie qui m'a affirmé que, à partir d'un prélèvement sanguin, il était impossible de savoir si le donneur était grec ou turc. J'ai dû me retenir pour ne pas lui demander s'il pensait que les différentes nationalités étaient issues de matériaux génétiques différents. Il n'existe malgré cela presque aucun cas recensé de mariage entre des Chypriotes grecs et turcs et l'île est toujours coupée en deux. Comment se reconnaître dans une guerre ? Dans son ouvrage, The Warrior's Honor, Michael Ignatieff essaye de comprendre pourquoi les soldats ayant participé à la guerre des Balkans – et dont l'apparence physique est identique– se montrèrent à ce point enclins à faire preuve d'une telle cruauté et d'un tel mépris à l'encontre des Serbes, des Croates ou des Bosniaques, en fonction des cas. Très souvent, la haine exprimée prend la forme de rivalités avec un ancrage très provincial, voire local, alimenté par les jalousies engendrées par de petits avantages supposés dont disposeraient les autres. Bien sûr, ici encore, le nationalisme latent et les différences religieuses agissent comme un coefficient multiplicateur lorsque les choses tournent au vinaigre, mais la principale question qui frappe l'observateur extérieur demeure : «comment font-ils pour se reconnaître ?» Au Rwanda et au Burundi, même si certains anthropologues coloniaux ont pu prétendre que les Tutsis et les Hutus avaient des tailles et des implantations de cheveux différentes, cette différence ne pourrait justifier un génocide. Au Sri Lanka, où il faut encore une fois un certain temps pour remarquer que les Tamouls sont généralement un peu plus petits et d'une complexion un peu plus sombre que la majorité des Cingalais, ces différences physiques sont la seule information dont les deux populations disposent. Il ne faut pas longtemps pour que l'une des populations affirme que l'autre fait trop d'enfants, généralement oisive et que son hygiène laisse à désirer. Dans un livre écrit sur Bagdad par mon ami Patrick Cockburn, celui-ci affirme qu'à chaque fois qu'il entend des Irakiens sunnites ou chiites évoquer le fait que la religion ne compte guère, il remarque que, malgré cela, chaque personne connaît l'obédience religieuse de toutes les autres personnes présentes dans la pièce. Et que si vous voulez voir de vos yeux une expression de violent dédain racial, il suffit de donner à des chiites irakiens l'impression que vous les considérez comme les frères en religion de leurs compatriotes sunnites. Condamner le sectarisme et la superstition L'exemple suivant est plus sérieux mais également moins dramatique. Une des différences les plus discrètes du monde – ce qui sépare les Wallons des Flamands en Belgique– est ces jours-ci si fortement réaffirmée qu'elle menace de couper la Belgique en deux. Si cette sécession a lieu, le pays servant de quartier général à l'Otan et à l'Union européenne cessera d'exister, narcissiquement anéanti par une des plus petites distinctions possibles (la langue). Ayons donc pitié des Ouzbeks et des Kirghizes qui commencent à se regarder en chiens de faïence en cette époque récente de pauvreté et d'insécurité. Leurs misères communes ne sont peut-être qu'un début. Tous les éléments de la tragédie sont réunis –ainsi que ceux de l'ironie. Un des grands avantages dont dispose l'homo-sapiens est l'incroyable manque de variation entre ses différentes «branches». Depuis que nous avons quitté l'Afrique, notre espèce ne s'est presque pas diversifiée. Nous ne sommes pas affligés des différences qui séparent les autres primates, sans parler des autres mammifères. Comme pour insulter cet immense don de la nature et pour avilir ce qui pourrait former la base d'une irrésistible solidarité, nous ne trouvons rien de mieux, à la plus petite occasion, que de nous laisser aller au chauvinisme et au racisme et nous montons nos différences en épingle. C'est pourquoi la condamnation du sectarisme et de la superstition n'est pas une question de morale, mais de survie. C. H. *Christopher Hitchens est chroniqueur à Vanity Fair et journaliste associé à la Hoover Institution de l'université de Stanford en Californie.