La rétraction estivale de la banquise arctique sera de nouveau spectaculaire cette année. Elle va passer sous la barre des quatre millions de km⊃2; pour la quatrième année consécutive -2007 à 2010- alors qu'elle n'était jamais descendue sous cette limite au moins depuis 1978, date à laquelle son observation quotidienne par satellites est possible.En 2007, une première rétraction hors normes avait suscité des débats chez les spécialistes de cette région. Certains estimaient qu'il s'agissait d'une année exceptionnelle, en particulier en raison de vents très forts qui avaient poussé la glace vers l'Atlantique et accentué sa fonte. D'autres, comme l'océanographe Jean-Claude Gascard, responsable du programme d'observation de l'Arctique Damoclès, pensaient qu'il s'agissait là d'un point de non-retour. Le débat se justifiait aussi en raison des simulations numériques qui ne prévoyaient une telle rétraction estivale que d'ici à dix ou vingt ans. Les trois années qui ont suivi ont donné raison à Jean-Claude Gascard : malgré de bonnes reconstitutions hivernales, la banquise n'a pas retrouvé son état antérieur à 2007. Cette évolution est considérée comme importante car elle fait partie des rétroactions positives qui accélèrent le changement climatique. Comme l'expliquait Jean-Claude Gascard, l'eau absorbe près de 80% de l'énergie solaire, alors que la glace en réfléchit plus de 80%. Il est intéressant de noter que l'évolution de la banquise antarctique n'a pas du tout suivi le même chemin. Certains internautes ont cru qu'il fallait interpréter cela comme une sorte de compensation d'un pôle à l'autre de la glace de mer, perdue au nord et retrouvée au sud. En réalité, il n'y a pas de corrélation temporelle assez précise pour justifier un tel raisonnement, mais surtout il est dénué de toute réalité physique.Une explication à cette évolution qui peut sembler surprenante vient d'être publiée dans les PNAS, la revue de l'Académie des sciences américaine. Un article de Jiping Liu et de Judith Curry, du Georgia Institute of Technology (ici en PDF) montre que l'accélération du cycle hydrologique en Antarctique sous l'effet du réchauffement augmente la quantité de pluie et surtout de neige depuis 1950, diminue la salinité des eaux de surface et diminue la température de l'eau sous la glace de mer. Du coup, il y a moins d'eau chaude disponible pour faire fondre cette glace par dessous. Le climat planétaire se réchauffe et produit des événements extrêmes comme la canicule russe et une mousson dévastatrice en Asie (Pakistan, Inde, Chine), démontrant une nouvelle fois, et de manière dramatique, la vulnérabilité des sociétés humaines devant les colères de dame Nature. A croire que le ciel participe au complot dénoncé par Claude Allègre.Les signes de la poursuite du réchauffement engagé depuis un demi-siècle sont nombreux. La température moyenne de la planète montre, selon les relevés et analyses de l'équipe de James Hansen au Goddard Institute for Space Studies (Nasa), que les six premiers mois de l'année 2010 détiennent le record de chaleur depuis cent trente ans. La hausse du niveau marin global, mesuré par satellite depuis 1992 avec une précision diabolique, se poursuit inexorablement. En cause ? La dilatation des eaux de surface du fait de leur réchauffement et la fonte des glaciers continentaux (montagnes et calottes polaires). La banquise arctique va, pour la quatrième année consécutive, passer sous la barre des 4 millions de km⊃2; d'ici quelques jours. Alors qu'elle n'était jamais descendue sous cette limite entre 1978 et 2006, la période où nous disposons d'observations quotidiennes par satellites. Or, insiste Bernard Legras, chercheur au Laboratoire de météorologie dynamique, «nous ne sommes qu'au tout début du changement climatique provoqué par nos émissions de gaz à effet de serre. Il va s'amplifier de manière considérable».Catastrophes en série : la faute au réchauffement ? Prudent et pédagogue, Bernard Legras souligne qu'il est encore très difficile d'«attribuer tel ou tel événement, surtout extrême, au changement en cours. D'ici quinze ou vingt ans, cela deviendra évident». Seule la répétition accélérée des événements extrêmes signalera qu'ils trouvent l'origine de leur fréquence accrue dans le changement climatique. En revanche, les projections à plusieurs décennies montrent que les épisodes caniculaires seront plus fréquents, par exemple en Europe ou en Russie, au fur et à mesure que la température moyenne va croître. «La canicule russe de 2010 préfigure donc des événements similaires plus fréquents d'ici quelques décennies», explique-t-il. Pour la mousson asiatique, les désaccords entre modélisations ne permettent pas encore d'arriver à une conclusion. Si certaines simulent des moussons asiatiques plus fortes dans l'avenir, avec des épisodes très intenses plus fréquents, d'autres ne parviennent pas aux mêmes résultats. Mais, espère Bernard Legras, «les progrès des modèles à représenter les phénomènes de convection atmosphérique et la puissance accrue des ordinateurs devraient nous permettre de savoir, d'ici quelques années, quelles seront les évolutions des moussons futures».La canicule russe et l'intense mousson asiatique sont-elles liées ? «Oui, répond le météorologue Christophe Cassou, du CNRS. Le blocage anticyclonique sur la Russie, la phase la Niña dans le Pacifique tropical et les températures élevées dans l'océan Indien se conjuguent pour provoquer cette mousson intense et les fortes pluies sur la Chine en contraignant la circulation atmosphérique.» Pourtant, tout n'est pas compris dans cette année 2010, très «atypique». Ainsi, les températures de surface très élevées de l'Atlantique tropical, au large de l'Afrique de l'Ouest, auraient dû provoquer une saison cyclonique exceptionnelle et une mousson africaine elle aussi très forte. Pour l'instant, ces deux phénomènes ne sont pas observés. Quelles leçons politiques tirer de ces épisodes climatiques ? La principale semble être que la vulnérabilité des sociétés aux aléas climatiques reste très élevée, voire s'accroît. L'économiste Stéphane Hallegatte, du Centre international de recherche sur l'environnement et le développement, souligne que la canicule russe et ses conséquences diverses - incendies, pollution urbaine, chute de la production de céréales, mortalité en hausse dans les villes touchées - sont, certes, des conséquences directes de la sécheresse et des températures élevées, mais proviennent surtout d'une combinaison de ces facteurs naturels avec l'incapacité des sociétés à les prévenir et à y faire face. «Les incendies des tourbières autour de Moscou sont également la conséquence de leur exploitation, comme les incendies de forêts sont à relier à leur mauvaise gestion.» Au Pakistan, l'explosion démographique s'est traduite par une urbanisation anarchique dans les zones inondables et donc au désastre de millions de sinistrés. Mais, rappelle Hallegatte, «l'exemple de la gestion du cyclone Katrina à La Nouvelle-Orléans a montré que les Etats-Unis n'étaient pas capables de gérer l'évacuation de 500 000 personnes de manière correcte. Il sera difficile de diminuer la vulnérabilité aux aléas climatiques créée par des évolutions démographiques et économiques non maîtrisées. Même un pays riche comme la France n'arrive pas à s'interdire la construction en zones dangereuses et inondables. Il va y avoir une aide internationale d'urgence au Pakistan, mais on est incapable de développer une politique de révention réelle. Les catastrophes vont donc se succéder…» La chute de la production de blé russe fait dire à l'agronome Bernard Seguin, de l'Institut national de recherche agronomique, que les analyses du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) sont peut-être trop optimistes sur ce point. «Les prévisions d'augmentation des rendements agricoles en Russie sont fondées sur les températures moyennes et la teneur accrue en gaz carbonique. Mais elles ne tiennent pas compte de l'impact des années de sécheresse et de canicule.» Stéphane Hallegatte rappelle que les épisodes de sécheresse en 2003 en Europe de l'Ouest, puis en 2007 en Australie ont joué un rôle important dans l'envolée des prix du blé et la crise alimentaire qu'elle a déclenchée. La question agricole met en lumière les connexions entre climat et géopolitique : «La hausse brutale du prix du blé sur les marchés internationaux à la suite de la décision du Kremlin d'interdire l'exportation montre que ce sont des populations parmi les plus pauvres et pas directement touchées par l'événement climatique qui risquent d'en payer le prix le plus élevé. Cette exportation du choc climatique à longue distance montre à quel point la dépendance au marché international, dans laquelle les politiques actuelles plongent certains pays pauvres, peut se révéler dangereuse pour eux-mêmes et pour la stabilité des relations internationales.» Surtout, insiste l'économiste, il faut se garder d'une vision abstraite du marché des denrées agricoles. La plupart des pays pauvres ne peuvent réagir à une hausse brutale des prix en réduisant leur consommation - obéissant ainsi à la théorie libérale en vigueur - sauf à mettre en péril la santé ou la survie des populations. Alors que les négociations de la Convention climat de l'ONU se traînent, Jean-Pascal Van Ypersele, vice-président du GIEC, se demande : «Combien d'événements extrêmes de ce type faudra-t-il pour que les gouvernements comprennent que l'urgence est là ? Il y a un décalage entre la réalité climatique, la croissance continue des émissions de gaz à effet de serre, et des dirigeants qui ont une vision très court-termiste de leurs responsabilités.»In Libération du 12 août 2010