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En finir avec les mythes et les stratégies de récupération
Enjeux de l'écriture de l'histoire
Publié dans La Tribune le 31 - 10 - 2010


Photo : S. Zoheir
Par Hocine Zehouane*
L'histoire proche est toujours une histoire légendaire. Tout ce qui s'écrit en dehors des cercles officiels est exposé à être proscrit pour peu qu'on s'attache à vouloir comprendre les faits sans habillement, ni sacralisation.Notre histoire récente nous fournit tant d'illustrations à ce sujet.1) Quand M. Harbi écrivit son livre, le FLN, mirage et réalités, il fut interdit dans son propre pays et Ben Bella qui venait pourtant d'être élargi de M'Sila confia à des visiteurs qu'il ne lui pardonnerait pas d'avoir déprécié le FLN aux yeux des nouvelles générations.2) Quand je mis en cause, il n'y a pas longtemps, le mythe des 1 500 000 chahids au cours d'une conférence à l'université de Constantine, un mouvement de protestation s'éleva au sein de l'auditoire pourtant constitué d'universitaires. C'est que la part de vérité que les sociétés sont capables d'accepter sur elles-mêmes est d'autant plus réduite que les classes au pouvoir n'ont rien d'autre pour leur légitimation que l'appropriation historique.Voilà qui nous renvoie à considérer les enjeux politiques qui se cachent derrière l'écriture de l'histoire.Notre exemple topique est celui de Boumediene, qui, pour n'avoir eu aucun lien avec le 1er Novembre 1954, n'en a pas moins revendiqué l'autorité pour justifier le coup d'Etat du 19 juin. Sa hantise de l'illégitimité historique le poussa à rechercher une histoire mythique et désincarnée par l'assassinat, l'emprisonnement ou l'exil des pionniers de Novembre, d'une part, et, d'autre part, à commettre la forfaiture de confier aux oulémas, par Taleb Ahmed interposé, la dénaturation de l'histoire du mouvement national et de la guerre de libération à l'école et dans les médias.Bien sûr, Boumediene lui-même est un produit de l'histoire et c'est pour cela qu'il nous faudra poser à travers le cas de Novembre (un fait historique) la lancinante question de l'interprétation.Je présume aujourd'hui, les Algériens parvenus à un certain degré de lassitude du «moudjahidisme», et à un sentiment de rejet de la «patriôtardise» bureaucratique, qu'il semble nécessaire et opportun de proposer une lecture de Novembre qui en finisse avec les mythes, l'anecdotisme et les stratégies de récupération.Dans son article paru dans Algérie Actualité dernièrement, M. Harbi, ce grand historien, pense venir le temps des «vérités partielles». Il vise par-là les faits et leur vérification dans leur matérialité, contre le mensonge et l'affabulation.J'estime pour ma part le temps venu des interprétations sans complaisance. J'estime aussi qu'il ne peut y avoir d'interprétation unique ni d'interprète qualifié. Il y a seulement des règles et une déontologie à respecter. Devisant il y a quelques mois non sans amertume avec un ami historien sur la dérive actuelle de notre pays, nous sommes arrivés à la conclusion que l'histoire livre ses secrets à retardement. En d'autres termes, la vérité historique n'est jamais figée. Celle d'hier n'est pas celle d'aujourd'hui et encore moins celle de demain.La règle cardinale admise, pour reprendre R. Aron, consiste pour l'interprète à refuser de voir une époque, une société, une classe comme elles se voyaient elles-mêmes et à ramener toujours le passé au présent, pour lui faire livrer ses secrets.C'est de cette règle que je voudrais user pour proposer une approche de Novembre hors de toute cette mime abrutissante qui est servie à la télévision et qui m'a poussé malgré moi à appuyer sur le bouton, pour ne pas entendre tant d'insanités insupportables sur Novembre. Il m'advint, il y a quelques années, de traiter le sujet dans une conférence à l'initiative de l'Association pour l'écriture de l'histoire «Novembre 1954» que présidait Ali Zamoum. Je me souviens avoir placé mon exposé sous le signe de la recherche d'une rationalité du 1er Novembre. Je me rappelle alors les propos d'un professeur d'économie à l'université de Paris VIII
(ex-Vincennes) prononcés dans le hall du cinéma Mouggar avant la conférence même, qui s'étonnait qu'on se hasardât à parler de rationalité à propos de Novembre ; quelle rationalité ? disait-il. Ils ont foncé comme ça (les organisateurs). En d'autres termes, j'avais tort de prêter aux auteurs de Novembre une démarche rationnelle qu'ils n'avaient pas ou ne pouvaient avoir. Un novembriste qui participa à l'attaque des installations de l'EGA aux Annasser dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre m'avoua après la conférence qu'il était fortement intrigué par l'énoncé : «Qu'est-ce qu'il va bien dire ?» s'était- il interrogé.Un docteur, dentiste, vieux militant du mouvement national, m'apostropha amicalement avant l'exposé en ces termes : «Rationnel n'existe pas.» Chacune de ces interrogations recoupe à son niveau la difficulté de l'entreprise. Il faut bien s'entendre, s'agissant de l'historique et du social, le concept de rationalité ne peut être réduit à la démarche intellectuelle des acteurs. Bien au-delà, puisqu'il s'agit de «voir ces derniers (classes, groupes, individus) autrement qu'ils ne se voyaient eux-mêmes», l'irrationnel lui-même comporte sa rationalité. Fait «historique», le 1er Novembre doit être révélé, certes, dans ce qu'il a de particulier, mais aussi et surtout dans ce qu'il offre de caractéristique d'une conjoncture, sinon d'une époque. Pour reprendre G. Duby, professeur au Collège de France, l'événement doit être saisi comme un nœud plus volumineux que d'autres sur une chaîne continue de décisions, de tentatives, d'hésitations, de succès et d'échecs, tous alignés sur un seul vecteur et, dans notre cas, celui de la libération nationale.Après le travail de documentation, de tri, de sélection, restituer le fait en «sa position exacte, à la fois résultante et causale entre ses tenants et ses aboutissants». Position exacte, résultante et causale, entre tenants et aboutissants, voilà qui situe notre problématique de Novembre. Je précise d'entrée que je ne suis pas historien de métier, je laisse à ceux qui font œuvre d'historien en profondeur de situer Novembre dans l'histoire sociale du nationalisme et de la colonisation, dans le mouvement général de mutations des rapports de force internationaux. Mon effort est plutôt un essai de formalisation, de systématisation autour de Novembre.
1er NOVEMBRE, RESULTANTE :
L'issue de la Seconde Guerre mondiale dont l'enjeu était la redistribution des influences à l'échelle européenne et internationale a consacré un changement très important : la perte de leadership des trois puissances coloniales, à savoir l'Angleterre, la France et le Japon. La perte de l'hégémonisme de ces trois puissances fit naître un vaste mouvement des peuples sous domination, fondé sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.Déjà, presque achevé en Asie, ce mouvement atteignit le Maghreb dans les années 53/54 pour prendre une forme insurrectionnelle en Tunisie et au Maroc.L'Algérie, alors colonie de peuplement et juridiquement trois départements français, attestait d'un calme paradoxal. François Mitterrand, alors ministre de l'Intérieur, au terme d'une tournée, déclarait à son retour : «Les trois départements d'Algérie sont plus calmes que ceux de la France.» Ferhat Abbas rapportait devant la télévision française, quelque temps avant sa mort, qu'ayant assisté en juillet 54 aux festivités commémorant la révolution des officiers libres en Egypte, il y rencontra Mohamed Khider qui lui avait tenu les propos suivants : «Cette fois, nous préparons des choses sérieuses. Faisant un détour par Paris, il s'empressa de voir le chef du gouvernement qu'il supplia de faire quelque chose dans le sens des réformes.''Faites quelque chose, lui ai-je dit, appliquez le statut de 1947 pour éviter les troubles.'' Réponse du Premier ministre : ''Je ne peux vous croire, aucune autorité locale ne fait état d'une situation alarmante''.»Et Abbas d'ajouter qu'il a fait la réponse suivante : «L'avenir nous départagera.»L'assurance des autorités françaises se nourrissait de l'observation en surface. Le paysage politique de l'Algérie pourrait être figuré comme suit : aux pôles extrêmes et radicalement antinomiques, les forces de l'intransigeance coloniale et le mouvement indépendantiste et, entre les deux, les partisans de l'assimilation ou francisation et la mouvance
réformiste.- Statut colonial- Assimilationnisme- Réformisme- Indépendantisme.Les rapports entre ces courants sont soit des rapports d'exclusion absolue, et c'est le cas pour les forces du statut colonial et les forces assimilationnistes, indépendantistes et même réformistes, également le cas entre les forces assimilationnistes et indépendantistes ; soit des rapports de tangence et de fréquentation et c'est le cas des réformistes avec les assimilationnistes et les indépendantistes. La formation indépendantiste incarnée par le M.T.L.D., depuis le printemps 1954 était secouée par une crise sans précédent. Cette crise, loin d'inquiéter les autorités françaises, les rassurait encore davantage.Lors des crises de 1936 au sein de l'Etoile nord-africaine et de 1949 au sein du M.T.L.D., le conflit s'élevait entre Messali et des individus, Imache en 1936 et Debaghine en 1949. Au printemps 1954, la confrontation se situe au niveau des organes : le Comité directeur et le Comité central. Portée au grand jour par les interventions directes de Messali auprès des kasmas et des cadres de sa connaissance auxquels il demandait de bloquer les fonds et de ne plus reconnaître l'autorité du Comité central, la crise éclata comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. L'effet fut d'abord la surprise puis le désarroi et le découragement sur la masse des militants. Rapportés au contexte régional et international, les griefs des partis paraissaient quelque peu byzantins. Le Comité central reprochait à Messali de revendiquer une présidence à vie sur le parti et son refus de se soumettre à toute discipline démocratique. Celui-ci, en revanche, accusait le Comité central de se laisser glisser de plus en plus vers une politique de collaboration avec l'administration, notamment avec Jacques Chevalier à la mairie d'Alger. Au fond, la crise recoupait autre chose. Elle dévoilait l'impasse dans laquelle se trouvait le mouvement national indépendantiste pour n'avoir pas accédé au rythme des événements au Maghreb et dans le monde.C'est dans ce contexte que des éléments issus de l'ancienne organisation spéciale (O.S.), pour la plupart vivant dans la clandestinité et l'illégalité, effrayés par le danger d'un éclatement du parti, prirent l'initiative de créer le C.R.U.A. Que l'on observe bien : le sigle en lui-même est un programme.1) Il s'agit d'un comité, donc à vocation limitée et déterminée.2) Ayant pour objet l'union pour l'action et par l'action.L'action, c'est le moyen par lequel on pourrait assurer le dépassement de la crise. En engageant le Mouvement vers l'action, on était sûr, du moins on le croyait, de faire disparaître d'eux-mêmes les faux problèmes : dépasser les conflits de personnes, en finir avec les polémiques stériles.La mission sacrée et originelle du mouvement, depuis l'E.N.A., le P.P.A., le M.T.L.D., n'était-elle pas de préparer le peuple à assumer les tâches de la libération nationale ?Qui pourrait donc s'opposer au sein d'une telle famille au mot d'ordre d'action sans, du coup, perdre son crédit ?Il faut noter au passage la connotation ésotérique du langage. Selon Larousse : Action : Manifestation concrète de la volonté. Dans l'esprit des militants activistes du M.T.L.D., action équivaut au passage à la lutte armée. Le vocable entraînera quelques équivoques entre les différentes parties du conflit.Le Comité central et Messali n'ont pas manifesté d'hostilité au C.R.U.A. Tout au plus, une certaine sous-estimation d'un côté et un paternalisme de l'autre. Tout le monde, en discours, était pour l'unité et pour l'action. On soutient même que Lahouel, du côté centraliste, aurait financé Boudiaf. Qu'importe le bien-fondé de telles rumeurs ou informations. L'important est que l'équivoque ne résistera pas longtemps. Les membres du C.R.U.A. acquièrent la conviction que les professions de foi unitaires et l'adhésion verbale à l'action ne recouvraient qu'anathèmes et excommunications les uns des autres. Le congrès d'Hornu, en Belgique pour la partie messaliste, et celui de la Pêcherie, pour le Comité central, avaient vite révélé le degré d'hostilité réciproque et l'irrédentisme des deux parties.
«Alors la mutation se fera très vite»
Non seulement le recours à l'insurrection est perçu comme un moyen salvateur, mais le temps lui-même est saisi comme un facteur décisif. Le spectre de l'O.S. hantait encore les esprits. «Cette fois, on ne nous aura pas», semblaient dire en secret les partisans du mouvement. Plus vite se fera le passage à l'insurrection et mieux cela vaudra. Le temps de rassembler un minimum de moyens, combien rudimentaires eu égard à la dimension de l'entreprise, et le saut est fait, est-on tenté de dire, presque vers l'inconnu.
La mutation s'est faite ainsi C.R.U.A. = F.L.N.
Le Comité est proclamé Front, l'union s'est faite Nation et l'action Libération : Front de Libération Nationale. Cette démarche est à l'évidence singulière et combien volontariste. Il ne faut pas croire que le choix s'est effectué sans réserve ni opposition au sein même de la frange insurrectionnaliste. Certains ont opposé au choix des dirigeants du C.R.U.A. la critique qu'on ne pouvait aller ainsi à l'aventure sans organisation préalable et sans programme. Ce fut le cas notamment de Abdesselem Habbachi et des militants de Constantine.Selon le témoignage recueilli au cours de notre détention dans les prisons d'Oran et d'El Asnam, auprès de Mourad Boukchoura, militant de 1954, chez qui se tint la réunion des 6, à la Pointe-Pescade, au cours de laquelle a été arrêtée la date de l'insurrection au 1er Novembre à zéro heure, Boudiaf répondait à ces arguments comme suit :Si la voie classique passe par une organisation préalable, une phase d'agitation pour arriver à l'insurrection, nous emprunterons la voie inverse en commençant par l'insurrection que suivra une phase d'agitation avant de réussir l'organisation.1) Organisation… Agitation… Insurrection 2) Insurrection… Agitation… Organisation Nous sommes le 1er Novembre et les choses se sont passées selon le schéma 2, c'est-à-dire par le renversement de la vie classique.Là finit la dimension résultante de l'événement, laquelle, à mon avis, procède de la condition imposée à l'Algérie comme colonie de peuplement, de l'intransigeance et de la radicalité coloniale, du changement des rapports de force dans le monde en faveur d'un vaste mouvement de libération des peuples, des influences insurrectionnelles dans l'environnement immédiat, en Tunisie et au Maroc, des rapports au sein du mouvement indépendantiste le M.T.L.D. et, en dernier, de la culture et du volontarisme des protagonistes du C.R.U.A. Ce sont là les facteurs les plus saillants et sans doute parmi d'autres qui ont donné ses contours et sa dynamique propre à l'événement. Dynamique par laquelle s'est déterminé le cours ultérieur des choses et l'histoire orientée d'une certaine façon et non pas autrement. Résultante au terme d'un parcours de la chaîne, le «nœud plus volumineux que d'autres» va déployer, à son tour, ses propres relations causales.
II. NOVEMBRE COMME CAUSALE
1. LECTURE
On ne manquera pas de relever la symétrie des équations 1 et 2. Mais bien que leurs termes soient identiques, elles ne sont pas équivalentes. Le renversement du processus change le contenu des termes et leur fonction et, de là, le contenu du résultat. L'organisation de la figure 1 n'est pas celle de la figure 2. Préalable, elle signifie la réunion, la combinaison et l'utilisation de moyens nécessaires pour aboutir à une insurrection la plus courte, la plus économe possible pour la libération nationale.L'agitation, toujours dans le même cas de figure, viserait la préparation de l'opinion nationale et internationale à recevoir l'insurrection de la façon la plus avantageuse pour la partie insurrectionnelle.L'insurrection, enfin, toujours dans ce cas de figure, constituerait la phase finale, la plus dangereuse qu'il faut assumer, mais qu'il faut espérer la plus courte possible.Par contre, dans le cas de figure 2, en quelque sorte notre cas pratique, l'insurrection est présente dès le départ pour pallier le défaut d'organisation, et la phase d'agitation recoupe plutôt ce que l'on appelle, en Amérique latine, «la propagande armée». Quant à l'organisation (2), elle signifie un seuil atteint par le mouvement insurrectionnel à partir duquel il accède à un état de synergie, en se forgeant ses mécanismes de régulation. J'estime
que ce stade a été atteint au Congrès de la Soummam en 1956. Institutionnalisation des organes para-étatiques de la révolution (CNRA- CEE- Conseils de wilaya…) parachèvement et uniformisation de l'organisation politico-administrative, fixation de la terminologie, etc. Nous sommes, selon la terminologie systémiste, en présence d'un système =Le FLN/ALN, programmé pour un but : l'indépendance de l'Algérie - système qui fonctionnera avec ses inputs et ses outputs sans grand changement jusqu'en 1962.
2. CRITIQUE
«Le volontarisme comme exorcisme de la crise et de la division»
Lorsque Ali Zaamoum acheva de dactylographier à Ighil Imoula en Kabylie avec Laïchaoui la Proclamation du 1er Novembre, il fut confronté au problème de la signature. En effet, le document n'était pas signé, et pour cause, il n'y avait pas d'institution dirigeante nationale. Lorsque les «6 historiques» - Ben Boulaïd, Ben M'hidi, Bitat, Boudiaf, Didouche et Krim- se séparèrent après la réunion au cours de laquelle ils fixèrent la date de l'insurrection au 1er Novembre à 0h chez Mourad Boukchoura à la Pointe-Pescade, il s'en furent prendre la fameuse photo qui restera dans les annales et rejoignirent chacun sa «zone», excepté Boudiaf qui partit pour l'extérieur ; on dit qu'il a été choisi comme coordonnateur, mais cela paraît bien léger et ne change rien au problème, puisqu'il fut au Caire avant l'insurrection.Ali Zaamoum résolut son problème en signant la proclamation : Le secrétariat, formule habile et sibylline qui signifie tout et rien. Retrouvant Krim à Tirmitine en Kabylie, en décembre-janvier, il me tint le propos suivant : «Je ne comprends pas ce qui se passe dans les Aurès ; ou bien les frères auressiens ont de gros moyens en armement, ou bien les dirigeants sont dépassés ; on y attaque déjà les villes, et c'est prématuré.»Ces observations, parmi d'autres, attestent bien de la carence d'une véritable coordination nationale et d'une stratégie unifiée préétablie.Car, en fait de stratégie, s'il y en eut une, elle était plutôt implicite et procédait de la démarche même des acteurs de Novembre, je dirais même de leur situation objective.C'était d'abord une stratégie de la rupture.
La hantise d'un enveloppement du parti nationaliste par un courant réformiste et collaborationniste était si puissante que seul le recours à l'action était censé le conjurer. Le spectre de la malheureuse expérience de l'O.S. était la toile de fond de cette course contre la montre engagée à partir de juillet 1954. Tous les acteurs étaient en effet d'anciens membres de l'Organisation spéciale recherchés et condamnés par contumace à de lourdes peines de prison (excepté Ben Boulaïd) et certains, comme Krim et Ouamrane, plusieurs fois à la peine capitale. Le recours à l'action armée était une sorte de délivrance. Action armée salvatrice qui devrait retracer la démarcation entre l'âme indépendantiste et le reste.Ali Zaamoum, dans une interview à Alger Républicain en 1963 a relaté ça par une phrase (je cite de mémoire) : «Nous avions tiré les premiers coups de feu, ça y est, nous étions hors la loi, hors la loi colonialiste». Il y a dans la tradition séculaire de la société nord-africaine, dans son substrat historico-culturel, comme une perception rédemptrice du recours aux armes, chaque fois qu'il y a le sentiment que la survivance de la conscience nationale est en danger.Dans son message à tous les notables aux quatre coins du pays, Mokrani exprimait cela avant l'insurrection de 1871 : «Cette fois ou jamais.» Novembre procédait donc de cet esprit.- Stratégie de rupture, c'était aussi une stratégie de défi- Défi contre le système colonial plus arrogant que jamais, hostile et fermé à toute idée de changement de statut en Algérie.- Défi contre le réformisme, fût-il assimilationniste, moderniste, comme celui de l'U.D.M.A. de Ferhat Abbas, ou religieux et conservateur comme celui des Oulémas.- Défi contre les dirigeants du parti (M.T.L.D.) englués dans des luttes de pouvoir entre le Comité directeur (Messali) et le Comité central.- Défi enfin contre eux-mêmes, figures de violence élevées dans le culte du grand rendez-vous insurrectionnel. Il y a dans le défi une dose d'aventurisme, une stratégie des vaisseaux brûlés identiques à celle contenue dans l'adresse du général Tarek Ibn Ziad à ses troupes, après la traversée de Gibraltar sur la rive espagnole : «La mer derrière vous et l'ennemi devant vous.»Les défis, dans les guerres, se gagnent, se perdent sur le terrain. Le jugement se fait aux résultats : je vise par-là le jugement de réalité par distinction du jugement de valeur. Sur ce
terrain, l'histoire a tranché et elle ne se renouvelle pas. Mais reste toujours le défi de l'interprétation et celui-là est permanent.
Tout mouvement insurrectionnel qui ne résout pas la question de sa «centralité» tourne à la jacquerie. Cette question avait été résolue en novembre de façon imparfaite : il y a là une donnée lourde d'implications et génératrice de conséquences considérables. Certes, il était dit (à faible voix) que Boudiaf fut désigné comme coordonnateur à la réunion des 22, à la Redoute, [actuelle El Mouradia] et lors de la réunion des 6 chez Mourad Boukchoura déjà citée plus haut. Il y a, dans cette opinion, une vérité relative. Il lui a été confié, à l'issue de la première réunion d'assumer le coordination entre les membres du comité réduit désigné à El Mouradia, à savoir Ben Boulaïd, Ben M'hidi, Bitat, Didouche et, après sa jonction au mouvement, Krim. Ceci entre juillet et novembre.Il a également été porteur, au Caire, de la fameuse proclamation et de la liste des principales actions pour la nuit du 31 au 01/11 sur le territoire national et qui sera diffusée sur les ondes de Saoût-El-ârab au moment même de l'insurrection. Cette simultanéité nourrira d'ailleurs
l'illusion sur la thèse que les plans de l'insurrection avaient été élaborés au Caire. Ce rôle de coordination s'arrêtera là.Deux détails confirmeront cette limite : 1) En annonçant au groupe du Caire, Aït Ahmed, Ben Bella et Khider, sa désignation comme coordinateur, il lui fut répondu : «Quelle coordination ? on t'a envoyé apporter la proclamation ou quoi ?» Autrement dit, de quelle coordination peut-il s'agir au Caire ?2) Ben M'hidi avait quitté son commandement momentanément en Oranie pour se rendre au Caire en 1955, sans doute pour traiter de problèmes de logistiques. Boudiaf, qui voulait jouer devant lui au donneur d'instructions s'est fait répliquer comme suit : «Tu traînes la légitimité aux semelles de tes souliers.» En fait, Boudiaf jouera le rôle d'organisateur de l'arrière extérieur sur la façade ouest, à savoir le Maroc et l'Espagne, jusqu'à son arrestation, lors de l'arraisonnement de l'avion en automne 1956. Ben M'hidi reprendra le chemin de l'intérieur où il jouera un rôle décisif dans la reconstruction de cette centralité défaillante. Jusqu'au moment où il périra assassiné par ses geôliers de haut grade de l'armée française, sans doute sur ordre inassumé de membres de leur gouvernement.Curieux déroulement que ce processus enclenché à la veille de ce Premier Novembre 1954.Le noyau central éclate en foyers régionaux : Oranie, Algérois, Kabylie, Aurès et, avec un décalage, le Nord-constantinois sans le maintien d'une coordination centrale.Une sorte de foi porte le mouvement en avant : tenir assez pour trouver une dynamique d'élargissement et de reproduction spontanée. En face, après les errements et la répression désordonnée des premiers mois, la réaction s'organise autour d'un objectif majeur : frapper vite et à la tête, décapiter le mouvement et l'empêcher d'accéder au rang d'un mouvement de résistance nationale prolongée.L'enjeu était donc, naturellement, la «centralité» de la résistance. D'un côté, pour l'empêcher de se réaliser, de l'autre pour la construire.Du côté de la résistance, c'est à un homme d'une trempe exceptionnelle qu'il reviendra d'être l'artisan de cette construction : Abane Ramdane.Il n'était pas du 1er Novembre. Arrêté en 1950 dans le complot de l'O.S., il achevait de purger une peine de 5 ans de prison ferme que lui avait infligée le tribunal de Bougie (le maximum en matière correctionnelle).Libéré en janvier 1955, il devait rester très peu avec les siens à Fort-national. Mis en contact avec Krim, alors chef de la résistance en Kabylie, il ne s'offrira même pas un temps de repos et de réadaptation, après cinq ans de détention. Il rejoint la capitale presque au moment où se faisait arrêter Bitat : la portée stratégique de celle-ci ne pouvait échapper à personne : caisse de résonance en matière d'information, champ de manœuvre de toutes les opérations politiques, elle était le centre névralgique pour les perceptions et les visions d'ensemble.Abane y réunira les matériaux qui lui permettront de forger l'édifice institutionnel centralisé de la révolution.- La première tâche urgente qu'il eut à affronter fut de déjouer la première manœuvre politique de Jacques Soustelle, nouveau gouverneur général, en direction des formations politiques algériennes pour les amener à s'associer à un simulacre de négociations. Politique avisé, il sut manier efficacement la dissuasion et la persuasion pour faire avorter le projet.- La seconde tâche fut de lancer l'organe central d'information El Moudjahid. Amar Ouzeggane qui collabora avec lui à l'élaboration de la plate-forme de la Soummam raconta comment Abane fut effaré par les échos désordonnés et spontanés qui émanaient des différents foyers et groupes de résistance.- Son entreprise magistrale, dont on n'évalue pas assez à ce jour la portée décisive sur le cours ultérieur de la révolution, fut de saisir les enjeux sociaux de la partie qui venait de commencer contre la colonisation et de rallier au F.L.N. les autres formations algériennes. Ce fut acquis dès fin 1955 pour l'U.D.M.A., les Oulémas et la tendance centraliste du M.T.L.D.Le cas du M.N.A. messaliste appelle, lui, une analyse qui dépasse le cadre d'un article sur Novembre. Le couronnement de l'œuvre se fera par l'élaboration et l'adoption d'une plate-forme nationale sanctionnée par le Congrès du 20 août 1956, donnant à la révolution ses institutions nationales et son orientation définitive. Cette œuvre colossale, achevée au bout de 18 mois à peine, dotera le peuple algérien de ses instruments de combat qui ne faillirent pas jusqu'au but
ultime : l'indépendance nationale. Mais les facteurs négatifs qui avaient entouré Novembre joueront, tout au long du parcours, de leurs effets comme autant de vices cachés. Résultant d'une crise, elle-même résultat d'un blocage du Mouvement national, Novembre par ses caractéristiques que nous venons de décrire, soulève le problème du sujet historique porteur de la question nationale. L'élite intellectuelle dans sa très forte majorité était assimilationniste, au mieux fédérationniste. Regarder vers son intégration constituait pour elle une promotion et vers le peuple (la plèbe) une déchéance.Les acteurs de Novembre ne pouvaient pas sortir de ses rangs. Quant à partir de 56, tout le peuple se mettra en branle irrésistiblement pour la libération, elle ralliera comme auxiliaire généralement dans les arrières. Cette donnée éclaire des suites en chaîne de notre histoire.Volontarisme, activisme, stratégie de défi, recherche fuyante d'une centralité sitôt retrouvée et sitôt perdue, ces fatalités singulières de Novembre, nous les retrouverons dans leurs effets et sous d'autres formes tout au long du parcours. Volontarisme et activisme produiront autoritarisme et militarisme, stratégie de défi et absence de centralité généreront des polarisations primaires dans les luttes pour le pouvoir, opposition intérieur/extérieur entre les militaires et les politiques, les Chaouis et les Kabyles, le Centre et les frontières, le wilayisme, etc.Ce n'est pas un accident si les crises en chaîne ont fait que 62, qui aurait dû être une période de liesse, s'est terminée dans un bain de sang fratricide.Je sais, pour reprendre André Malraux, que les peuples et les nations ont besoin de mythes pour vivre, mais le rôle de tout esprit libre est de ne pas confondre la fonction vivifiante et créatrice et la fonction mystifiante et historiquement fossilisante des mythes.Je le dis, la télévision algérienne m'a donné la nausée en ce 1er Novembre 1993.Aujourd'hui, un seul mythe, à mon sens, peut valoir la peine pour les patriotes algériens, même comparable au mythe de Sisyphe : celui de remonter le pays vers le sommet qui devrait être le sien, celui d'une nation moderne, sûre d'elle-même et maîtresse de son destin.Mais ceci est peut-être un autre défi, pour quels hommes et quelle génération ?
H. Z.
In l'hebdomadaire Algérie Actualité de la semaine du 25 novembre au 1er décembre 1993


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