Entretien réalisé par Amirouche Yazid La Tribune : Quelle lecture faites-vous de cette situation de révolte qui s'est installée dans les pays d'Afrique du Nord ? Luis Martinez : Il y a plusieurs facteurs explicatifs. Ceux qui sont d'ordre structurel : richesse très mal redistribuée, une corruption généralisée, une concentration des pouvoirs, une marginalisation des sociétés civiles, une destruction des appareils politiques auxquels s'ajoutent une démographie qui a triplé en trente ans, une urbanisation rapide et une alphabétisation massive. A ces facteurs structurels s'articulent des facteurs conjoncturels : crise financière de 2008; augmentation des prix des matières premières et une absence de réponse politique aux sentiments d'appauvrissement du plus grand nombre. Enfin, il y a les conditions actuelles qui rendent possibles les révoltes : en Tunisie, la révolte a produit le départ de Ben Ali, en Egypte elle a contraint l'armée à discuter avec les Frères musulmans et surtout à amender la Constitution. Fait très important : l'UE et les Etats-Unis soutiennent les revendications des mouvements de contestation. A quel niveau s'arrêtent les facteurs similaires entre la Tunisie et l'Egypte ? Où se situe la différence, dans l'organisation de la société, comme dans les rapports entre les deux régimes et les armées respectives ? En Tunisie, le plus dur reste à faire : il s'agit de passer d'une révolution au nom de la démocratie à l'instauration d'un régime démocratique, c'est-à-dire qu'il est nécessaire de mettre en place des institutions démocratiques, seules à même de garantir la pérennité du nouveau système et cela dans un contexte de sabotage par les nervis de l'ancien régime et de pression régionale, libyenne en particulier. En Egypte, on n'en est pas là. Le régime a ouvert des portes pour dialoguer avec l'opposition, il reste à s'entendre sur le projet à mettre en œuvre. A la différence de la Tunisie, le régime est en situation de force, il a résisté et tenu face à la contestation, il peut donc maintenant négocier une issue politique à la révolte qui ne lui soit pas trop défavorable. Cependant, le régime est discrédité à l'extérieur et il lui sera difficile de reconquérir le cœur des touristes étrangers. La place Tahrir n'est pas la place Tienanmen, il n'y a pas eu de massacre des opposants, mais ce n'est pas la Bastille ! L'armée égyptienne a refusé de faire subir à Moubarak la honte d'une fuite à la Ben Ali, elle se considère comme légitime et le symbole du nationalisme. L'issue de la contestation égyptienne dépend-elle des options des USA ? Le cas de l'Egypte présente une particularité. Ce qui s'y passe aura des conséquences sur la géopolitique de la région. Quels sont les scénarios possibles ? L'issue de la situation en Egypte dépend de nombreux facteurs internes et externes. Au niveau interne, que faire des manifestants s'ils continuent à défier le régime ? Si le régime parvient dans ses négociations à discuter avec des représentants de partis ou d'associations politiques, il restera à ces derniers de convaincre les manifestants de cesser la révolte. Auront-ils des garanties sur leur sécurité physique après ? Quant aux Etats-Unis, une reprise en main de la situation par l'armée est la meilleure solution car elle sécurise les relations avec Israël et surtout elle permet de mettre en œuvre de façon contrôlée une transition. Vers quoi ? C'est la grande question. L'armée va-t-elle vraiment ouvrir le système politique ? C'est aujourd'hui difficile à dire. Si elle le fait, cela aura des répercussions dans toute la région . La diplomatie des pays occidentaux a changé vis-à-vis des oppositions exprimées contre les régimes du Sud. Est-ce sincère ou bien elle cache d'autres considérations ? Les pays occidentaux sont pris par surprise. Le logiciel diplomatique était simple : les régimes combattent le terrorisme, la sécurité produit de la stabilité qui devrait s'accompagner du développement. Or, les manifestants ont des revendications démocratiques ! C'est un effondrement du mur de Berlin méditerranéen... Comment ne pas soutenir des revendications démocratiques ? Pris entre la défense des intérêts économiques de chacun (la balance commerciale en Méditerranée est très favorable aux pays européens) et l'incompréhension de leurs opinions qui trouvent anormal et injuste de ne pas soutenir les manifestants, l'issue est incertaine pour beaucoup de pays. Soutenir les manifestants signifierait que l'on encourage la révolte, ce serait une ingérence ; ne pas les soutenir, ce serait perçu comme défendre ses intérêts au détriment de ses valeurs. Y a-t-il toujours une peur de la démocratie dans ces pays ? L'Occident a-t-il décidé de ne pas accompagner une autre révolution pour faire de la Tunisie une sorte d' «exception régionale» ? Je crois qu'il y a un changement fondamental. On ne verra plus les pays arabes de la même manière. Jusque-là, c'est la peur de l'islamisme qui a provoqué cet aveuglement des pays occidentaux sur les sociétés des pays de la région. L'échec de la transition politique algérienne en 1991 a constitué un élément déterminant dans la peur de la démocratie. Si celle-ci devient pourvoyeuse d'un Etat islamique, alors pour beaucoup de pays il était préférable de soutenir les autocraties. Mais avec l'exemple tunisien, le regard a changé. La révolution tunisienne a ouvert une voie qui paraissait inimaginable jusque-là. Pour la plupart des régimes de la région, un coup d'Etat militaire en Tunisie serait une bénédiction car cela stopperait provisoirement la marche des sociétés vers l'instauration de régime démocratique. Le monde arabe est confronté à une vague démocratique, c'est un processus irréversible.