Depuis plusieurs années, au mois de Ramadhan, la chorba frik, soupe typique des régions orientales de l'Algérie, perd du terrain au profit de la h'rira, sur la table du f'tour, témoignent de nombreux jeûneurs à Constantine. Autrefois, la rupture du jeûne sans la chorba frik, à Constantine et dans toutes les régions de l'Est algérien, était considérée comme une «hérésie» et les nouveaux adeptes de la h'rira présentent de nombreuses raisons pour justifier cette innovation introduite au menu «sacré» du Ramadhan. Selon plusieurs ménagères interrogées sur les motifs à l'origine des changements dans leurs habitudes culinaires, ceux-ci sont nombreux et parfois contradictoires, au point de rappeler la vieille chanson chaabie de cheikh M'rizek «café ou thé», dans laquelle ces deux breuvages comparaissent devant un juge, invité à apprécier la qualité de leur saveur et de leurs vertus respectives. De nombreuses personnes avouent avoir abandonné le rituel de la chorba frik car, après une semaine, l'estomac s'en ressent quelque peu, les grains de blé passés au mortier devenant de plus en plus lourds à digérer. Devant cet argument «irrévérencieux» à l'endroit du noble bouillon de céréale, les inconditionnels de la chorba rétorquent que la qualité du frik est souvent douteuse de nos jours, et qu'un «jari» (appellation constantinoise de la chorba) authentique, préparé à base de produits bien choisis et conditionnés selon la tradition, ne présente aucun danger pour les estomacs les plus délicats, même consommé durant trente jours de suite. Les mêmes adeptes du conservatisme en matière de gastronomie ramadhanesque considèrent qu'un bol de chorba vermeille, tacheté de vert par quelques feuilles de coriandre, constitue un ornement qu'on ne peut ôter de la table, sans frustrer les yeux et l'odorat du jeûneur. Pour ces puristes, la chorba frik constitue l'entrée par excellence, alors que la h'rira, «trop riche selon eux», est un plat de résistance, certes digeste, mais qui rassasie trop vite, un patchwork de légumes frais et de légumes secs, auquel on ajoute même une poignée de frik. Les nostalgiques du terroir et de la diététique «bio» d'antan rappellent que le frik était davantage un luxe de la gastronomie rustique qu'une recette de consommation courante, car le frik n'était jamais commercialisé. Des quantités réduites étaient seulement prélevées au printemps, sur la récolte de blé, pour les amis et pour la consommation domestique, expliquent-ils. Au printemps, les fermiers préparaient également le «mermez» à base d'orge, alors que le frik est fabriqué à base de blé dur. La préparation du «mermez» est cependant plus ardue, car on fauche les épis d'orge en germe, on les bat dans un grand mortier en bois pour les débarrasser des aiguilles, avant de les passer à la vapeur, pour les faire enfin sécher au soleil. Le «mermez» est moins réputé que le frik car plus difficile à préparer, mais, surtout, en raison de la réduction des superficies réservées à la production d'orge. D'aucuns pensent que la remise au goût du jour de la gastronomie traditionnelle et des produits du terroir appelle sans conteste à la protection des variétés typiquement algériennes et maghrébines de céréales. Nos mères et arrière-grand'mères connaissent, depuis des siècles, la variété «hedba», «gamh el baliouni» et autre «mohamed el bachir», elles savent choisir le bon produit pour le couscous, la galette ou autres plats de nos campagnes. Au cours du 19ème siècle, la colonisation avait introduit en Afrique du Nord le blé tendre, largement adapté depuis. Aujourd'hui -signe des temps- ce sont les OGM qui menacent les traditions et le patrimoine.