Dans un entretien accordé au site Web «la vie des idées.fr», le spécialiste de l'histoire du livre, de l'édition et de la lecture, Roger Chartier, analyse les bouleversements induits ou non par Internet et l'apparition du livre électronique. Après avoir rappelé la définition donnée par Kant qui dit que le livre est à la fois un objet produit par un travail de manufacture et le discours, R. Chartier affirme que toute la problématique actuelle autour de l'avenir du livre se situe dans cette «relation complexe entre le livre comme objet matériel et le livre comme œuvre intellectuelle ou esthétique». Aujourd'hui, cette relation, caractérisée auparavant par une distinction entre catégories d'objets (rouleaux de l'Antiquité, codex manuscrits ou livre imprimé), est fondamentalement remise en cause par le support numérique qui offre une continuité textuelle illimitée sur le même type d'objet, l'écran. Le numérique «rend absolument immédiate la continuité entre les lectures et l'écriture». L'écran –e-book ou ordinateur portable– re-matérialise dans un objet unique toutes les classes de textes. La mobilité du texte constitue un autre problématique du livre électronique. Toutefois, Roger Chartier écarte l'idée de rupture. En effet, le texte, de tout temps, n'a jamais été une forme stable. La copie manuscrite (qui a existé jusqu'au 18e siècle) permettait une mobilité du texte qui se voyait interprété et amendé d'une copie à une autre. De même, l'imprimerie, de son apparition jusqu'au début du 19e siècle, fonctionnait par tirages limités. La multiplicité des rééditions des ouvrages à succès assurait une certaine mobilité du texte. Les droits de propriété intellectuelle, loin de figer le texte, protègent, par le biais d'une unité juridique, la pluralité des formes de l'œuvre. Le livre électronique ne ferait ainsi que renforcer in fine cette mobilité des textes. Au regard des tentatives actuelles de réduire cette mobilité, le grand défi à l'heure du numérique réside au contraire, selon Roger Chartier, dans la question de «savoir si le texte électronique [...] doit être transformé dans sa matérialité même, avec une fixité et des sécurités, ou si inversement les potentialités de cet anonymat, de cette multiplicité, de cette mobilité sans fin vont dominer les usages d'écriture et de lecture». Sur le projet de bibliothèque universelle lancé par le moteur de recherche Google avec la numérisation des fonds de cinq grandes bibliothèques, le spécialiste, tout en en étant rassurant sur le devenir des bibliothèques traditionnelles, tient à souligner le risque d'abandon de la conservation des ouvrages en format papier. Précisons que cet entretien introduit un dossier élaboré par la Vie des idées sous le titre le Livre demain. Internet bouleverse l'économie de l'édition. La commercialisation des e-books constitue une révolution sans doute comparable à l'invention du codex, dans les premiers siècles de notre ère, et à celle de l'imprimerie, entre les XIe et le XVe siècles. A l'heure du numérique, le livre qu'on fabrique avec du papier et de l'encre est-il voué à disparaître ? Que vont devenir les maisons d'édition et les libraires ? Les bibliothèques sont-elles toujours utiles ? Bien qu'elles suscitent de l'inquiétude, ces questions appellent des réponses sereines, car non seulement l'objet livre et les pratiques de lecture ont déjà connu d'importantes mutations par le passé, mais les transformations du présent ne sont pas incompatibles avec les structures déjà existantes. Il reste qu'«avec l'irruption du numérique, c'est un nouveau rapport qui s'établit entre les sociétés et leurs productions culturelles», écrit la Vie des idées dans sa présentation du dossier qui contient également une étude sur l'avenir de la librairie. R. C.