«Le feu menace la bibliothèque d'Alexandrie. Quelqu'un s'écrie que c'est la mémoire de l'humanité qui va brûler et César lui répond : laisse-la brûler, c'est une mémoire pleine d'infamie.» (J. L. Borges - Enquêtes). Peut-être la plus ancienne, la plus riche des bibliothèques privées de Constantine a été détruite en 1959 dans un incendie allumé par la soldatesque du deuxième régiment des chasseurs parachutistes venus arrêter mon père. Elle a été fondée par mon ancêtre Mustapha Selim Kalchi Khaznadar, né dans l'île de Chio, alors sous domination ottomane. Après plusieurs années passées à la cour de Constantinople comme médecin et botaniste, et après un long périple qui le conduisit à Damas, Alep, au Caire puis à Tunis, il arriva à Constantine en février de l'an 1821, avec quatre malles de livres (1), embryon de l'imposante bibliothèque familiale qu'il allait édifier après une longue vie. Son fils aîné, fin lettré lui-même, en hérita. La tradition prospéra et continua. Jusqu'au legs qui parvint à mon père, Tewfik Khaznadar. La Maktaba réunissait un important fonds en histoire de l'art, en archéologie romaine et punique, en littérature mystique andalouse, hébraïque et arabe, une dizaine d'incunables. Plus de cinquante mille titres en tout et un millier de manuscrits furent engloutis. Ce que l'on peut ressentir, en ces moments, devant l'irréparable commis, devant la profanation, c'est de l'accablement et l'on n'est plus que douleur. Pour la dire toute, il faut exhumer ce vieux verbe de la langue française : douloir. Un sergent tisonna le brasier toute la journée. Seul subsiste un margotin de livres que le hasard et la dissémination des prêts avait préservé. C'était l'âme et l'esprit de notre ville. Sa reconstitution est aujourd'hui ma croisade et mon enfer. Evoquer ce désastre, c'est encore parler de cette Algérie qui n'était pas mout estes dulz pais, et revenir sur le site d'une douleur ancienne et qui est peut-être sans remède ni pénitence. Metternich lui-même n'aurait pas gouverné cette contrée. Ses démons, ses tentateurs, tous en éveil, étaient légion et tous se nourrissaient au cœur pervers de toutes les missions de civilisation. La plus déclamée, sans conteste, était celle de l'administration coloniale, assemblée de marmousets, chue d'une vieille infamie, hésitant toujours entre la violence des lansquenets et l'alcôve des officines. Elle, qui dominait sans partage toutes les œuvres vives de la société, haïssait les temples, les quêtes et les cheminements, allumait des autodafés, jetait tout un peuple hors de soi, dans les impasses du reniement ou de l'oubli et aux couleurs d'éduquer, avilissait avec insouciance et cynisme. Mon père reçut une formation de physicien d'abord à Strasbourg, puis à Heidelberg dans l'après-guerre. Avec trois autres jeunes physiciens, il a été fondateur de l'école de mécanique statistique de l'université d'Alger. Il n'y resta pas longtemps, revint à Constantine pour enseigner dans le seul lycée de jeunes filles de la ville, la physique naturellement, la langue allemande, mais aussi pour préparer l'insurrection armée de novembre 1954, la langue arabe. C'est l'aboutissement d'un long magistère politique et militant et d'une œuvre de dramaturge. La pièce les oiseaux de proie, écrite et jouée à Constantine en 1953, en est l'annonce. C'était un juste infiniment à l'écoute. Ecoute toujours tendue et affinée par un sens tourmenté mais lucide de la manière politique. Dans des moments de doute, où l'estime de soi de beaucoup d'Algériens était défaite, il réussit une analyse du fait colonial, ordre parcimonieux et qui, déjà, n'était plus ni eau ni air pour les passions de l'Occident. Ordre, en échec de se ressaisir, de comprendre et de faire naître les seules ressources qui pouvaient encore préserver ce qui était un péril de disparaître et le délivrer, peut-être, de la tentation de toujours agir dans ce pays contre ce qui donnait sens à l'histoire, aux êtres et aux choses. Analyse, tout à la fois impliquée et distante, toujours présente à son projet, sans paradoxes ni conscience malheureuse, et qui l'appelait à un humanisme circonspect, enrichi et surveillé par l'austère méthode du savant. Ce père, qui est un songe, je dois le réécrire, l'attendre, vigie alertée, sur d'improbables rivages, où, venant de loin, il pourrait accoster et, sous peine de le perdre, l'amarrer constamment dans mon existence. Il procède de moi maintenant, comme mon fils. Jusqu'au jour où, mort depuis trop longtemps, un mien fils me mette au monde, par le fait d'une descendance qui aurait alors décidé d'ignorer les engendrements naturels. A le décrire, dirions-nous, un mélange de junker prussien, révisant perpétuellement un traité de haute fauconnerie, et de doge, aux riches heures de la Sérénissime, qui délivre, sub rosa, à l'arcane de quelques initiés, les mille irisations de la gnose alexandrine. Peint par Zurbaran, on eut dit le père Jeronimo Perez, l'ovale du visage assombri de barbe, imperceptiblement désespéré, penché sur d'étranges ouvraisons, et qui, secrètement, s'appellerait Barnabooth. La torture n'avait dégradé que son corps. Il est mort libre, citadelle haute et close sur ses secrets. Ce peu de mots n'est ni d'amertume ni de ressentiment, ni ne peut être considéré comme le vœu dissimulé de renouer ce qui a été défait. S. I. K.
*Mathématicien. Université de Mentouri de Constantine (1) Le Guide des indécis de Maïmonide, plusieurs livres des Kabbalistes de Safed, la Somme théologique de Saint-Thomas d'Aquin, les Ennéades de Plotin, Isagogé de Porphyre, le Canon d'Avicenne, Systema Naturae de C. van Linné, Télémaque de Fénélon et bien d'autres.