C'est l'histoire d'un brave homme du temps jadis qui fait un rêve. Il est au Caire. Dans son rêve, un esprit, un ange, vient lui susurrer qu'un trésor l'attend dans la lointaine Ispahan. Il lui indique le lieu précis, dans un endroit nommé, à trois pas à l'est d'un grenadier. L'homme entame dès le lendemain l'expédition. Il passe au travers de tous les dangers rencontrés le long du chemin et atteint à Ispahan, le quartier recherché. Il rôde autour de l'endroit du trésor et, comme c'est un étranger, se fait remarquer pour sa curiosité suspecte. Dénoncé par les habitants du lieu, il est conduit au poste de police où il passe la nuit. Le lendemain, l'officier le sermonne un peu rudement et lui demande de ne plus importuner les paisibles citoyens. Mais la nuit suivante, notre brave homme s'arme d'une pioche, repère le lieu du trésor et se met à creuser. Il est aussitôt découvert et conduit par les habitants du quartier au poste de police, où il reçoit la correction de sa vie. Le lendemain, l'officier, intrigué, lui demande de s'expliquer sur son geste. Notre brave homme lui raconte alors son rêve, l'ange, le trésor. L'officier se redresse et lui dit : « Espèce de niais, moi aussi un Esprit est venu me dire une nuit que si j'allais au Caire, dans tel quartier, dans telle maison, je pouvais trouver au pied du figuier un trésor. Mais je n'ai jamais cru en ses sottises et je ne suis jamais allé au Caire. » D'après la description, notre brave homme reconnu, stupéfait, que l'officier parlait de son quartier, de sa maison, de son figuier. Il retourna au Caire, creusa sous son figuier et découvrit le trésor... Je raconte ici, à traits vifs, une des nouvelles à sens multiples de Jorge Luis Borges, poète, essayiste, nouvelliste, romancier de citoyenneté argentine, de dimension universelle, de nationalité humaine. Né en 1899 à Buenos Aires, mort en 1986 à Genève, Jorge Luis Borges a trop vécu et trop écrit pour que l'on ne puisse pas dire de lui et de son œuvre tout et son contraire1. Issu de la petite bourgeoisie aisée et lettrée, Borges, petit-fils d'un colonel farouchement souverainiste, va se forger très vite ses références idéologiques. Il sera de droite. Bien de droite. Dans ce pays de cocagne qu'est l'Argentine, immensément grand, immensément riche, où l'argent gicle de toutes parts mais où parviennent aussi chaque semaine, des bateaux entiers de crève-la-faim d'Europe, tout est en équilibre instable, sauf les convictions de Borges qui hait la gauche. Il hait Peron et le peronisme et tout ce qui s'apparente de près ou de loin au « justicialisme » qui a tant fait rêver les peuples de l'Amérique du Sud, et pas seulement. Le peronisme est brisé par les généraux qui instaurent une dictature. Borges émerge politiquement, à visage découvert. Il est même nommé directeur de la Bibliothèque nationale d'Argentine. Et c'est là que va naître un questionnement douloureux pour beaucoup, qui va poursuivre Borges jusque dans sa tombe. Certes, Borges a fait son choix, et après ? Va-t-il infléchir le cours de sa création ? Non. Va-t-il faire rabattre toute la vilenie du monde sur le petit peuple des faubourgs de Buenos Aires qui a nourri, au plan moral, ses plus belles nouvelles ? Non. On a envie de dire le contraire. ça, une fois installé dans le fauteuil de directeur de la Bibliothèque nationale, Borges passe à autre chose. Ou plutôt, il creuse, il racle dans ses interrogations existentielles de toujours : l'infamie, le temps, l'immortalité. Aveugle depuis déjà longtemps quand il devient directeur de la Bibliothèque, il déclare dans un curieux mélange de cruauté et de naïveté qu'il est intrigué par « l'ironie glacée de Dieu qui m'a donné huit cent mille livres à lire et la cécité ». La « bien-pensence » d'Amérique du Sud et d'ailleurs ne désarme pas pour autant en acceptant le poste, Borges ne pouvait plus être le même. Vieux débats aux résonances de toujours qui tentent d'enserrer les esprits dans des cages qu'ils ne connaissent pas. Car un créateur, qui n'a rien à voir avec un intellectuel « organique » ou autoproclamé, poursuit son travail, son œuvre. C'est tout. Sinon, il n'aurai pas tant besogné que pour être un courtisan. Et cette rancœur, ici ou ailleurs, est monnaie courante. Mais pourquoi parler de Borges aujourd'hui ? D'abord parce que, vingt ans après sa mort, vient de paraître à Buenos Aires une énorme biographie (1986 pages) intitulée tout simplement Borges2 . Elle est signée par Adolfo Bioy Casares, un autre grand nom du panthéon de la littérature argentine. Biographie ? Pas exactement. Pas dans le sens : plongée dans la vie et l'œuvre d'un individu. Mais une sorte de « promenade créative » où Bioy Casares prend la main de son complice et ami Borges le mercredi 21 mai 1947 pour ne plus la lâcher, et psychiquement s'effondrer lui-même que le samedi 14 juin 1986, jour du décès de Borges. En fait, pendant plus de 40 ans, sur l'essentiel des relations personnelles et littéraires, anecdotiques ou fondamentales, semaine après semaine, année après année, Bioy Casares se confie, le soir à son journal intime, parfois comme un greffier, parfois comme un philosophe, toujours comme un écivain de talent, uniquement et exclusivement parlant de Borges, de Borges avec lui, mais aussi avec la vie, la société, la politique. Pour les spécialistes, il s'agit là d'une montagne d'informations fournies à contre-jour de l'œuvre du grand maître. Pour les admirateurs lambdas, c'est à coup sûr une douche rafraîchissante où il est aussi question d'un homme simple, trivial, convivial, facétieux, jovial, hédoniste et léger. C'est-à-dire tout le contraire de l'énorme carrure tétanisante de l'écrivain. Borges passe, exagérément, pour un auteur difficile. Il était, et c'est vrai, un puits de savoir parmi les plus grands que l'humanité ait comptés. Polyglotte exceptionnel, il écrivait aussi dans plusieurs langues. Il passait souvent de l'une à l'autre sans prévenir, surtout de l'espagnol à l'anglais et parfois au français. Lexique, grammaire, syntaxe, tout cela n'est pour Borges que le temps qui passe et qui revient, qui se délie, qui se dilue et qui se reforge et se reformule avec d'autres mots. Chez Borges, l'étymologie est étourdissante, elle passe par des civilisations éloignées, par la géographie, par des périodes différenciées et le mot ressurgit dans un présent métissé, depuis toujours métissé, avant la trouvaille du vocable de « mondialisation » qui nous ait asséné aujourd'hui, et qui n'a de sens que pour ceux qui ont perdu la mémoire. En fait, disait-il souvent, « c'est la même lune qui brille à Buenos Aires et à Istanbul ». Rien n'est excitant pour le lecteur de Borges que de suivre le destin et la fortune du nom d'un objet ou d'une couleur à travers les âges et la géographie et qui, d'un seul coup par lui-même, dévoile un aspect de la fabuleuse trajectoire des peuples et de leurs langues. L'autre raison, j'allais dire l'urgence, pour laquelle il n'est que justice d'évoquer dans notre monde le nom de Borges, c'est qu'il a été, parmi les femmes et les hommes qui ont produit et vivifié la culture occidentale, l'un des créateurs qui a approché la civilisation arabe et musulmane avec honnêteté et respect, voire même parfois avec empathie. Il est vrai, évidemment, que ce n'est pas le seul auteur d'Amérique du Sud à parler des Arabes dans ses créations. Cependant, alors que chez le Colombien Gabriel Garcia Marques ou l'adorable Brésilien Jorge Amado, la tonalité est plus souvent « magique » ou picareste, dans les eaux de leurs récits ; chez Borges, il s'agit de substance et de culture, donc d'histoire. Toutes les nouvelles, les poèmes ou les fables où il est questiond' Arabes ou de musulmans ont la saveur et la sagesse authentiques des récits immémoriaux que nous ont transmis nos ancêtres. Baghdad, Haroun Errachid, Samarkand et bien d'autres noms et lieux qui font rêver, se télescopent et se mettent en place en fonction de l'inspiration de l'auteur. Borges revisite et reconstruit les mille et une nuits, il interroge Cervantes sur sa captivité d'Alger qui lui a permis d'apprendre « quelque arabe » et, quant tout cela va finir avec le dernier roi de Grenade, il écrit en 1976 aux pieds de l'Alhambra : « ...Devant les longues lances de la multitude, / Vain d‘être le meilleur. / Doux de sentir ou de ressentir, roi dolent, / Que tes délices sont des adieux, / Que la clé et sera niée, / Que la croix de l'infidèle effacera la lune, / Que c'est ton dernier soir que tu regardes. » Ainsi parlait Borges. Et tant pis pour notre ami, ce furieux chroniqueur du lundi, qui s'échine à dire souvent l'inverse. 1- Son œuvre complète est réunie en deux volumes de la collection La Pléiade (près de 4 000 pages). 2 - Adolfo Bioy Casares- « Borges ». Ed. Destino Buenos Aires (en espagnol)