Pourquoi Marissa Mayer, la patronne de Yahoo!, va commettre une erreur en obligeant ses télétravailleurs à regagner les locaux de l'entreprise. Cela va bientôt faire dix ans que je ne vais plus au bureau tous les jours. A l'époque, j'étais employé par un magazine concurrent et mes patrons se fichaient bien de ma manière de travailler, du moment que je faisais bien mon boulot. Au départ, comme beaucoup, j'ai commencé à travailler de chez moi par paresse. En m'évitant une bonne heure de trajet quotidien, j'allais avoir davantage de temps pour dormir et glander. Et sans personne pour me surveiller, la partie glande promettait d'être grandiose. Mais, contrairement à mes intentions, je me suis vite rendu compte que le travail à domicile me rendait en réalité plus productif. Sans les distractions d'usage -écouter les conversations téléphoniques des collègues, taquiner la réceptionniste, se demander où et avec qui déjeuner-, mes comptes-rendus et mes chroniques se faisaient plus vite.
Contraintes absurdes de l'assiduité Grâce au télétravail, j'ai aussi été libéré des contraintes absurdes de l'assiduité. Par exemple, je pouvais désormais participer à des réunions téléphoniques, puis mettre ma ligne en silencieux et utiliser mon temps pour des choses plus importantes. En général, quand je dis aux gens que je travaille chez moi, c'est l'une de ces deux explications qui leur vient à l'esprit: soit je suis au chômage, ou presque, et j'attends de retrouver un véritable emploi, soit je nourris une dévotion monastique envers mon boulot, doublée d'une autonomie à toute épreuve -conditions nécessaires, selon eux, à un télétravail heureux. Et ils se trompent dans tous les cas. Car ce que j'ai fini par réaliser, c'est qu'une fois que vous avez compris comment vous y prendre, travailler à domicile relève d'un profit quasi-absolu. Cela me permet d'être meilleur, dans mon boulot comme dans ma vie -être un employé plus productif et un mari et un père plutôt pas trop mauvais. Le travail à domicile ne convient pas à tout le monde. En tant qu'auteur et journaliste, je suis tributaire d'un «emploi du temps de créateur», pour reprendre la formule de Paul Graham de Y Combinator. J'ai besoin de longues plages de concentration et mon humeur, comme mon environnement, jouent sur ma production. En bossant chez moi, j'ai la liberté d'ajuster au mieux ces variables: certains jours, j'écris plus facilement en commençant mon article après manger, mais à d'autres, je sens que je n'arrive à rien, alors je prends une heure pour aller faire deux-trois courses, je saute dans la douche et je reviens à mon ordinateur pour pondre une mirifique chronique sur les pyjamas en ville.
Des personnes différentes travaillent différemment Vous ne travaillez peut-être pas comme ça. Vous, votre créativité s'emballe quand vous pouvez discuter avec vos collègues de Downton Abbey. Et c'est parfait. Le cœur de ma démonstration -et c'est loin d'être une découverte-, c'est que des personnes différentes travaillent différemment. N'importe quelle entreprise voyant sa réussite dépendre de la maximisation de la productivité de son personnel devrait permettre un certain degré de flexibilité à ses employés. Ce qui nous mène à Yahoo!, et à son idée ridicule d'interdire le travail à domicile. Fin février, dans All Things D, Kara Swisher écrivait que Marissa Mayer, la nouvelle P-dg d'un Yahoo! en crise, allait obliger ses télétravailleurs (il en reste quelques centaines) à regagner les locaux de l'entreprise. Dans un mémo, que Swisher a pu se procurer, la direction des ressources humaines autorise désormais les employés -pardon, les Yahoos- à rester «occasionnellement» chez eux, en cas de passage du plombier, mais exige autrement qu'ils se soumettent aux «interactions et [aux] expériences communes qui ne sont possibles que dans [les] bureaux». Vu que ce mémo émane des RH, et n'est donc soumis à aucune exigence de vérité, il continue sur sa lancée en expliquant que «la vitesse et la qualité sont souvent sacrifiées quand nous travaillons de chez nous». Avant de conclure sur un «nous devons ne faire qu'un Yahoo!, ce qui exige avant tout notre rassemblement physique». (J'ai demandé à Yahoo! de m'expliquer ces nouvelles consignes et une porte-parole s'est contentée de me répondre : «Nous n'avons pas à débattre de questions internes. Il ne s'agit pas d'une vision globale et sectorielle du travail à domicile, mais de ce qui est pertinent pour Yahoo!, au jour d'aujourd'hui.»).
Une décision bigleuse, désagréable et crétine Mayer va regretter sa décision, qui est tellement bigleuse, désagréable et crétine que je crains qu'elle ne soit le résultat de trop d'heures passées en entreprise. (De fait, Mayer vient de faire construire une crèche près de son bureau, pour accueillir son nouveau bébé). Mais pas uniquement parce qu'elle élude toutes les vertus du travail à domicile. De nombreuses études ont montré que les gens peuvent gagner en productivité s'ils ne sont pas obligés à travailler dans un bureau. L'une d'entre elles, publiée le mois dernier par des chercheurs de Stanford, montre que lorsque les employés chinois d'un centre d'appels travaillaient chez eux, leurs performances étaient améliorées de 13%. Avec sa nouvelle directive, qui altère le mode de fonctionnement de ses télétravailleurs, il est donc plus que probable que Yahoo! diminue leur productivité. Par ailleurs, Yahoo! sera en porte-à-faux avec toutes les autres entreprises technologiques de la Silicon Valley -qui n'interdisent pas le télétravail et qui sont ses concurrentes en termes de chasse aux talents.
Ignorance du processus créatif Mais le plus grave dans cette interdiction, c'est qu'elle ignore visiblement tout du processus créatif. Il paraît que Marissa Mayer est une employée de bureau acharnée. Ses admirateurs comme ses détracteurs la dépeignent en bourreau de travail: sa réussite, elle la devrait non seulement à son talent, mais à un temps de présence bien plus long que n'importe qui. Yahoo! est une entreprise spécialisée dans le web et les médias, une firme débauchant pléthore d'ingénieurs, de graphistes, de chroniqueurs et de journalistes -des gens dont le travail peut, non seulement se faire à distance, mais qui trouvent souvent dans le télétravail un moyen de mieux faire leur boulot. Cette décision laisse entendre que Mayer ne saisit pas l'un des principes fondamentaux du management- que des personnes différentes travaillent différemment, et que certains projets sont bien davantage inhibés que stimulés par le temps passé au bureau. Cette interdiction du travail à domicile montre aussi combien Mayer ne sait pas mesurer les performances de ses employés. Swisher cite une source expliquant que Mayer est «exaspérée par le parking de Yahoo!, qui peine à se remplir le matin, et qui se vide d'un seul coup dès 17h». Encore un classique des mauvais managers: l'idée voulant qu'un parking plein à craquer soit un signe d'efficacité professionnelle. Et c'est aussi un système que les employés n'ont aucun mal à flouer. Si ma patronne m'indique clairement qu'elle veut voir ma voiture dans le parking le soir et le week-end, tout ce que j'ai à faire pour me faire remarquer, c'est de passer du temps au bureau. Evidemment, le reste de ma vie sera ruiné, mais tant que je serai au bureau, même si j'y joue au solitaire, je sais que je ferai bonne impression.
«Voir ce qu'ils ont réellement fait» A l'inverse, en permettant à leurs employés de bosser où bon leur semble, les managers doivent tenir compte de mesures de productivité plus pertinentes. Comme l'explique David Fullerton, vice-président chargé de l'ingénierie chez Stack Exchange, dans un récent post louant les vertus du travail à distance. «En tant que manager, il m'est difficile de savoir combien d'heures ont travaillé les membres de mon équipe. Mais c'est une bonne chose, car cela me force à voir ce qu'ils ont réellement fait.» Une autre théorie pouvant expliquer cet amour exclusif et soudain pour la vie de bureau, c'est qu'il s'agirait d'un moyen pour l'entreprise de combattre son hypertrophie. Selon un ancien de Yahoo!, interrogé par Business Insider, la firme se fait pourrir depuis longtemps par des employés qui prétendent travailler pour elle sans en foutre une. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas tout simplement virer les tire-au-flanc ? Une dernière chose: le mémo des RH de Yahoo! justifie son interdiction du télétravail par l'amélioration de «la collaboration et de la communication» que génère la vie de bureau. Il s'agit d'une référence à tout un corpus soulignant les avantages de la proximité physique au travail: quand des gens de différents horizons se rencontrent et interagissent, ils mettent leur talent en commun et ont des idées merveilleuses (voir à ce sujet l'article de Jonah Lehrer dans le New Yorker, expliquant sur quelles recherches repose cette théorie. Malgré la disgrâce de l'auteur, les références citées semblent toujours assez solides). Si on en croit le mémo de Yahoo!, il y aurait une incompatibilité entre les gains de productivité obtenus par le télétravail et l'esprit collaboratif qu'encourage un lieu professionnel unique. Mais cela n'a rien d'un impératif. Des entreprises aux consignes flexibles peuvent permettre à leurs employés de travailler quelques jours par semaine chez eux, et les autres au bureau.
Robots de téléprésence Et des innovations technologiques peuvent aussi être mises à profit. Par exemple, des robots de téléprésence, comme le Beam ou l'Anybot, peuvent permettre à des employés travaillant loin de leur entreprise d'interagir avec leurs collègues comme s'ils étaient sur place. Et des témoignages que j'ai pu recueillir de leurs usagers, cela se passe très bien. Plus vous l'utilisez, plus les interactions se font naturellement. D'ici quelques années, ces technologies seront encore plus performantes. Un avenir, je suppose, où la distinction entre travail au bureau et travail à domicile n'aura plus grand sens. Si nous ne sommes pas tous capables de travailler n'importe où, n'importe quand, alors notre travail doit être évalué en fonction de ce que nous produisons, pas du temps que nous passons à le faire. Sauf chez Yahoo!, où tout ce qui compte visiblement, c'est de faire acte de présence. F. M. In slate.fr