Depuis plus de quinze ans, l'imaginaire des Européens a figé le bouddhisme sous les traits de son plus célèbre représentant, le dalaï-lama, tel qu'il a été incarné dans le cinéma. Dans les films de Martin Scorcese (Kundun en 1997) et de Jean-Jacques Annaud (Sept ans au Tibet, la même année) la violence demeure l'apanage des Chinois, le martyre celui de bouddhistes pacifistes. Mais d'étranges bouffées d'agressivité venues d'Asie du Sud-Est viennent mettre à mal cette image. Ainsi depuis plus d'un an, en Birmanie comme au Sri Lanka, des communautés musulmanes, largement minoritaires, sont la cible d'exactions perpétrées par la majorité bouddhiste. En Birmanie en 2012, des affrontements entre les deux minorités avaient fait plus de 180 morts et 110 000 déplacés dans le nord. En mars dernier, trois jours d'émeutes anti-musulmanes dans le centre du pays se concluaient sur le tragique bilan de 40 morts tandis que début mai, de nouveaux heurts éclataient au nord de Rangoun. Un mouvement bouddhiste extrémiste, le «969», qui prétend protéger «la race et la religion birmane» serait même à l'origine de ces émeutes sanglantes. A la tête de ce groupuscule nationaliste dont le nom fait référence à trois principes de base du bouddhisme (les neuf attributs spéciaux de Bouddha, les six attributs de son enseignement et les neuf attributs spéciaux de l'ordre bouddhiste, la «Sangha»), le moine Wintharu, sorti de prison en 2012 après une condamnation pour «incitation à la haine envers les musulmans». But de la propagande 969 : appeler au boycott des commerces musulmans et inciter à consommer uniquement dans les boutiques bouddhistes. Ainsi depuis plusieurs mois des tracts et des lettres «anti-musulmanes» ont été largement distribuées à travers la Birmanie par le mouvement du moine Wintharu qui s'auto-proclame volontiers le «Ben Laden birman». Une image du clergé bouddhiste qui fait vaciller celle communément répandue en Occident par un dalaï-lama, non-violent, détaché des passions et des biens matériels et qui a condamné les violences faites aux musulmans en Birmanie à de nombreuses occasions. Malgré ces exemples vertueux que nous lui connaissons, le bouddhisme pourrait-il inciter à la haine? Se fait-on une idée trop simpliste de cette religion en Occident ?
Pas un, mais des bouddhismes La confusion que peut créer dans l'opinion occidentale ces dérives violentes trouve sa source dans de multiples malentendus que le grand public a entretenus avec le bouddhisme. Le premier d'entre eux : parler de bouddhisme au singulier. Comme le synthétise Michel Aguilar, secrétaire général de l'Union bouddhiste de France: «Il existe trois grands courants : le bouddhisme Therav?da de l'Asie du Sud-Est, dont on entend peu parler et qui est pratiqué de façon paisible par la plus grande majorité de cette communauté, le bouddhisme zen, plutôt originaire du Japon, du Vietnam et de la Corée, et enfin, le bouddhisme tibétain.» Parmi ces courants, eux-mêmes divisés en diverses écoles, le bouddhisme tibétain est le plus connu du grand public, au point de se confondre dans l'inconscient collectif occidental comme sa seule incarnation. Pourtant la propagation du bouddhisme en Occident remonte bien avant l'exode des moines tibétains. Dès le XIXe siècle, la fascination pour le lointain et l'exotique de l'époque orientaliste introduit le bouddhisme en occident via les milieux savants. L'immigration des Japonais et des Chinois vers Hawaï à la même époque constitue également un foyer qui se développera jusqu'en Europe dans les années 1960 et 1970 lorsque ces minorités y installeront les institutions du bouddhisme monastique à destination des expatriés. Enfin certains maîtres de religion, voyant que l'Occident s'était montré réceptif tout au long du XIXe siècle, viennent par la suite y diffuser le message du bouddhisme. «Dans l'histoire de ces processus, qui agissent de concert, les Tibétains, qui occupent le premier rang médiatique, sont arrivés très tardivement par rapport à d'autres traditions. On a ainsi tendance à croire, de manière erronée, que la fascination pour le bouddhisme a commencé en 1951 à la suite de l'annexion du Tibet par la Chine, puis après 1959, avec la diaspora qui a suivi la fuite du 14e dalaï-lama, Tenzin Gyatso», détaille Lionel Obadia, professeur d'anthropologie à l'Université Lyon II et auteur de l'ouvrage Le bouddhisme en Occident. Notre méconnaissance des différentes ramifications de cette religion pourrait en ce sens peut-être expliquer que l'Occident soit passé à côté d'expressions violentes du bouddhisme.
Origines de la non-violence Mais qu'il s'agisse du bouddhisme tibétain, ou d'autres branches du bouddhisme, ces spiritualités pourraient-elles réellement permettre de dériver sur des comportements violents ? Selon Michel Aguilar, toutes les formes de bouddhisme prêcheraient une approche pacifiste. «Si les trois grandes branches ne donnent pas toutes la même priorité aux mêmes enseignements du Bouddha, le concept de non-violence est néanmoins commun à toutes ces branches. Il émane du fait que la racine fondamentale du bouddhisme est de ne pas nuire à autrui.» Cette notion serait ainsi la pierre angulaire qui soutient le premier cycle d'enseignement du Bouddha, commun en Asie du sud comme aux autres ramifications du bouddhisme. Malgré cela, la non-violence n'est pas un concept propre au bouddhisme. «A l'origine, l'invention de la non-violence vient de l'hindouisme et plus précisément du jaïnisme, le courant religieux de Gandhi», explique le sociologue Raphaël Liogier, directeur de l'Observatoire du religieux à l'IEP d'Aix-en-Provence et auteur Du bouddhisme mondialisé. Le jaïnisme applique un concept de non-violence (ahimsa) très poussé, qui refuse l'interruption brutale de toute existence terrestre. La réutilisation de ce concept pacifiste issu du jaïnisme par certains activistes, dont le dalaï-lama, l'a rendu indissociable du bouddhisme dans l'inconscient occidental. Une imprégnation d'autant plus forte que ce dernier l'applique de façon encore plus extrême. «Le dalaï-lama va plus loin que Gandhi car même dans son attentisme il se doit de ne provoquer aucune violence. Il doit faire en sorte que rien de violent n'arrive à la suite de son inaction, auquel cas il assumerait la responsabilité des violences éventuelles. C'est un principe de non-violence active.» Cette approche irréprochable et relativement tardive n'empêche pourtant pas l'histoire des bouddhismes d'être parsemée d'épisodes plus violents. «Pendant la Seconde Guerre mondiale, le moine zen japonais Yasutani justifiait le suicide des kamikaze japonais dans ses sermons au nom de la vacuité du bouddhisme.» Avant cela, les guerriers samouraïs japonais, bouddhistes eux aussi, dédiaient leur vie à une violence extrême. Des cas particuliers qui s'expliquent, selon Raphaël Liogier, par le rôle d'un concept plus fort encore que celui de non-violence. Au travers de ces formes de violence, le but n'était donc pas de nuire à l'autre mais d'atteindre à une société meilleure pour les autres et pour soi, deux entités liées dans le bouddhisme.
Fantasme de la modernité Si ces lectures plus violentes de la religion bouddhiste n'ont pas tellement imprégné l'imaginaire de l'Occident, c'est que le bouddhisme qui s'y est répandu a connu quelques mutations particulières. L'a priori positif sur le bouddhisme qui fait barrage à la compréhension du phénomène «969» s'est cristallisé dès l'époque des orientalistes. Durant cette période, le bouddhisme est véhiculé en Occident entre autres via les travaux savants du linguiste et indologue Eugène Burnouf, lequel donnera une coloration rationaliste à l'antique tradition asiatique. «Sur cette base, mais aussi en vertu d'autres processus, on a vu dans le bouddhisme un candidat particulièrement intéressant pour incarner le fantasme de la modernité: une spiritualité sans dogme ni Dieu, intériorisée et individualisée, fondée sur la rationalité», analyse Lionel Obadia. Le bouddhisme exporté en Occident a été ainsi «construit en miroir de tout ce qui était perçu comme négatif dans la religion», ajoute Raphaël Liogier. Une croyance tolérante, non-violente et centrée sur le bien-être de l'individu quand l'Occident rejette le christianisme perçu comme fermé, obsolète et culpabilisant. Cette vision du bouddhisme aurait également présenté un avantage pour les asiatiques eux-mêmes. «L'intérêt porté au bouddhisme par les occidentaux a donné un regain d'orgueil aux populations asiatiques colonisées», résume Dominique Trotignon, directeur pédagogique de l'université bouddhique européenne. Cette subtile mutation de la croyance est donc encouragée par les populations bouddhistes asiatiques, trouvant dans le bouddhisme un élément de valorisation de leur identité. «Le bouddhisme que l'on a représenté est celui pratiqué par moins de 5% de la population asiatique, c'est un bouddhisme savant, a contrario d'un bouddhisme populaire. On a donc une vision totalement déformée du bouddhisme en Occident.» L'écart entre le bouddhisme populaire et le bouddhisme savant expliquerait-il à lui seul que certaines de ces formes puissent inciter à la violence en Asie? L'hypothèse a de quoi troubler quand on sait que la personne à l'origine de cette branche violente en Birmanie est un moine.
Arme symbolique En réalité, comme toutes les autres religions, le bouddhisme connaît un écart entre ses valeurs intrinsèques et leur mise en œuvre dans la société. Difficile à accepter pour des occidentaux qui ont voulu voir dans le bouddhisme la «religion idéale». Le bouddhisme souffre donc de multiples décalages. Décalage entre la pratique populaire et la pratique savante; décalage entre un bouddhisme occidental dépolitisé, et un bouddhisme oriental impliqué dans une réalité sociale et politique, particulièrement en Asie du Sud-Est où il a toujours été associé aux mouvements identitaires. «Dès le IIe siècle avant JC, le bouddhisme était utilisé au Sri Lanka contre l'invasion des tamouls, c'est une réalité sociologique», explique Dominique Trotignon. Des rapports entre la sphère religieuse et nationaliste qui sont toujours d'actualité selon Célestine Foucher, coordinatrice d'Info Birmanie, association dédiée à la promotion du respect des droits de l'Homme dans ce pays. Le clergé bouddhiste a beau avoir été lié à des mouvements politiques comme en 2007 en Birmanie lorsque les moines de la révolution de safran manifestent pacifiquement contre la hausse abusive des prix par la junte, comment expliquer l'émergence d'une frange extrémiste incitant désormais ouvertement à la haine envers une autre confession ?
Une nouveauté : le rapport à l'islam Si le discours identitaire n'a donc rien de nouveau, le rapport à l'islam a changé, en revanche, et devient inquiétant. Le djihad d'Al-Qaïda n'a pas directement influencé les mouvements bouddhistes extrémistes, mais il a déplacé le curseur des violences en Asie du Sud-Est. Auparavant dirigées vers les hindouistes, ces dernières ciblent à présent les musulmans. Pour Raphael Liogier, ces violences anti-musulmanes sont une réaction au mythe de l'islam mondialisé. «On est face à un phénomène plus grave que du simple nationalisme avec une crise en Asie du Sud-Est qui se concentre sur l'islam, devenu le nouveau prétexte du sentiment d'insécurité identitaire. C'est un glissement qui est nouveau, influencé par l'image de l'islam globalisé et par les crises identitaires internes.» Pour les spécialistes, il n'y a pas de risque que cette approche violente contamine les branches non radicalisées du bouddhisme dans le monde, encore moins celle du bouddhisme occidental, dépolitisé et en cours d'occidentalisation. Paradoxalement, ces dérives pourraient même avoir un impact intéressant sur le bouddhisme. En lui permettant notamment de remettre en question son image, parfois trop idéalisée. L.G. in slate.fr