Le nouvel Obs : L'interminable guerre en Syrie produit une onde de choc dans tous les pays voisins et vire à une guerre confessionnelle entre chiites et sunnites qui affecte tout le Proche-Orient. Comment voyez-vous la situation en Syrie aujourd'hui ? GHASSAN SALAME : si un miracle (en clair : une solution négociée) n'arrive pas en Syrie, on est parti encore pour des mois, peut-être des années, de combats. Aucune des deux parties ne me paraît en mesure de l'emporter militairement et si cela devait tout de même arriver, le prix en serait la destruction totale du pays. Il y a du nombre, des motifs puissants et de la désorganisation du côté de la rébellion ; de la détermination, du soutien extérieur massif et plus d'organisation, de l'autre. Le conflit est éminemment asymétrique. Pour la population, c'est un équilibre de la terreur qui n'est pas près de se rompre. C'est aussi un conflit typique du XXIe siècle, ultracomplexe : en sus du soulèvement originel contre l'autoritarisme, le conflit est un affrontement entre la ville et les périphéries rurales, la modernité autoritaire et la tradition réinventée, la primauté des militaires et le réveil des civils, et a, plus récemment, pris une tournure dangereusement confessionnelle. Cette dernière dimension est celle qui mobilise les acteurs régionaux qui se sont engouffrés dans le conflit. Ainsi l'Iran (chiite) se sent lié au régime (à dominante alaouite) en place. Et les pétromonarchies du Golfe ne financent pas l'opposition pour établir la démocratie en Syrie, mais par solidarité confessionnelle avec les sunnites et par espoir de prendre une revanche sur l'Irak, où elles considèrent que l'intervention américaine avait arraché le pouvoir aux sunnites pour le donner aux chiites. Elles veulent maintenant que la Syrie opère un renversement parallèle pour rétablir l'équilibre. Mais en Syrie la dimension qui monte en impact est désormais géopolitique. C'est un confit qui est devenu emblématique de la redistribution du pouvoir dans cette partie du monde. Côté américain, Obama, élu une première fois pour s'être retiré d'Irak et réélu pour vouloir s'extraire de l'Afghanistan, est plus que réticent à s'impliquer dans le bourbier syrien. Quant aux pétromonarchies, hors l'argent, elles ont peu à offrir. En face, vous avez une intimité syro-iranienne qui dépasse une simple alliance, une espèce d'osmose qui permet à Assad de tenir et aux Iraniens de briguer un rôle de puissance régionale, éventuellement nucléaire, sur une ligne anti-israélienne qui reste prégnante. Notez, enfin, un surprenant activisme russe où se mêlent des relents de guerre froide, un désir quasi avoué d'humilier l'Occident et une tentation de remplir un vide stratégique rendu béant par la passivité américaine. Les Américains, inspirés par une prudence qui flirte avec l'isolationnisme, laissent les dynamiques régionales et les forces du marché prendre le dessus, et rechignent à de nouvelles mésaventures militaires. Du côté russe, au contraire, on joue un jeu géopolitique classique où, quand il y a un vide, on accourt pour le remplir de peur que les autres (des puissances rivales et/ou des courants religieux qui s'étendent jusqu'au Caucase) ne le remplissent. A Washington et à Moscou, on ne joue pas le même jeu.
L'onde de choc syrienne implique les pays voisins : des milices chiites irakiennes soutiennent le régime, des milices sunnites soutiennent la rébellion. Même chose pour le Liban. Cette confessionnalisation du confit n'est-elle pas porteuse de dangers immenses ? On n'est plus dans la menace, on est dans la tourmente. On retrouve en Syrie un trait commun aux guerres civiles où les identités en jeu sont transnationales. D'où un premier phénomène d'attraction sur des gens qui accourent de l'ensemble de la région au secours de leurs frères en confession. Cela a commencé en Syrie avec l'arrivée de l'internationale djihadiste sunnite en soutien à l'opposition, puis de milices chiites au secours du régime, en provenance d'Irak, du Liban, du Yémen et même d'Afghanistan. Puis, un second phénomène où à l'attraction succède la contagion quand le même confit commence à déstabiliser les pays voisins. Forces centrifuges, forces centripètes, les deux dynamiques ne s'excluent pas. Le confit syrien se répand : des Libanais, qui se sont battus à Qousseir, ont poursuivi leur guéguerre à Saïda ou à Tripoli, au Liban. En Irak, les chiites et les sunnites s'affrontent à Bagdad. La Mésopotamie est en guerre civile larvée, froide ici, très chaude là-bas. Il y a même des jours où le nombre de morts en Irak est supérieur à celui de la Syrie.
Cet antagonisme chiite-sunnite n'est pas nouveau, mais son intensité géopolitique devient explosive. La fièvre chiite-sunnite est une fièvre, comme celle de Malte, qui connaît des pics et des chutes et qui est largement induite par les politiques. Quand je suis arrivé à Bagdad en 2003, il y a exactement dix ans, j'y ai découvert des dizaines de milliers de mariages interconfessionnels. Pendant une phase d'un demi-siècle de modernisation autoritaire, la société avait remisé ses habits confessionnels, avant de rechuter dans l'animosité après la chute du régime baasiste. Aujourd'hui, on est au paroxysme de la fièvre confessionnelle chiite-sunnite, mais je ne parierais pas que dans dix ans ce soit encore le cas car la température est si élevée qu'au cours des années qui viennent elle ne peut que retomber.
On a l'impression que le Liban peut exploser... On ne va pas nécessairement vers une aggravation du chaos. On a pu penser que le Liban était fragile au point que quelques mois de guerre civile en Syrie feraient exploser le pays. Mais j'ai eu l'heureuse surprise de découvrir qu'il y avait des phénomènes d'absorption de chocs, notamment dans les sociétés qui étaient déjà passées par les affres de la guerre civile, qui en avaient gardé un souvenir cuisant et qui, sans être entièrement immunisées, manifestent néanmoins des traits de résilience inattendue. Il n'y a pas que les émotions en politique, il y a aussi les intérêts, et un Liban qui se maintient tant bien que mal n'est pas inutile pour les forces régionales. Aujourd'hui, beaucoup d'acteurs ont besoin du système bancaire libanais, le régime de Damas autant que son opposition. Les deux parties ont aussi besoin de l'aéroport et des ports du Liban, sans parler de ses médias. Cela pousse les belligérants à ne pas vouloir forcément que le chaos emporte cet espace ouvert de contact avec le monde externe. C'est vrai qu'il y a au Liban des points de tension sanglante, notamment là où il y a une interpénétration des populations alaouites et sunnites dans le Nord, et sunnites et chiites à Beyrouth et dans le Sud. Mais il y a aussi une profonde résilience. Comme les belligérants peuvent se faire du mal en faisant du mal à l'autre, mon pays est une espèce d'oasis insoucieuse, très fragile, très vulnérable, qui peut effectivement exploser, mais qui a su jusqu'ici éviter le pire.
L'autre pays qui présente un risque d'explosion, c'est l'Irak. Les derniers soldats américains sont partis depuis dix-huit mois, et l'on assiste quotidiennement à des attentats aveugles. Quelles sont les raisons qui peuvent empêcher l'explosion ? Je n'hésite pas à parler d'une défaite américaine en Irak. Au moins une partie de l'Irak (et nombre de ses dirigeants) est passée sous contrôle iranien. Le gouvernement de Bagdad est très sensible aux souhaits de Téhéran, et l'Irak offre à l'Iran des moyens pour contourner les sanctions internationales. L'hégémonie chiite est combattue dans l'ouest et dans le nord-ouest du pays par une partie substantielle des sunnites. Mais leur bataille est dure à cause de la mainmise des partis chiites sur le gouvernement, de l'Iran et de leurs propres divisions.
Après huit ans de guerre entre l'Irak et l'Iran, cette osmose entre anciens ennemis est assez étrange. Oui. Nous la devons dans une large mesure à George Bush fils. Les Iraniens ont très bien joué leur jeu depuis dix ans. C'était un pays où la révolution s'essoufflait, où une société se rebellait contre son gouvernement. Et le 11-Septembre lui a permis de se revivifier en Afghanistan et en Asie centrale comme une puissance quasi neutre entre Al-Qaida et les Américains. L'éviction de Saddam Hussein lui a donné un souffle encore plus grand. L'investissement iranien dans le Hezbollah, le retrait israélien du Sud-Liban et la guerre de 2006 ont donné à la République islamique un lustre supplémentaire. L'Iran a réussi à devenir une puissance régionale incontournable, à l'émergence de laquelle les Américains ont largement participé (beaucoup plus comme l'”idiot utile” que comme un stratège machiavélique) et qui inquiète énormément ses voisins. On observe en revanche un véritable repli occidental que les alliés de l'Occident ne peuvent remplir à eux seuls avec une Egypte handicapée et des pétromonarchies revanchistes mais dénuées de tous moyens à part la finance. Cela fait le jeu de l'Iran et de la Russie, peut-être demain des puissances asiatiques en ascendance. C'est un jeu géopolitique que les Occidentaux peinent à admettre parce qu'ils se sont placés dans une posture postmoderne où on considère que l'instrument militaire est dévalué, que les sociétés, en s'embourgeoisant, avancent naturellement sur le chemin de la démocratie, et que le commerce finira par adoucir les mœurs et produire la paix. Sur place, tout cela paraît souvent chimérique.
L'une des questions qui obsèdent Jean Daniel est celle de l'existence même du monde arabe qui a connu maintes révolutions : les croisades, la domination ottomane, la Renaissance arabe au XIXe, la Nahda, le panarabisme, le récent “printemps arabe”. Est-ce la fin du panarabisme et peut-on encore parler du monde arabe aujourd'hui ? Au niveau politique, bien évidemment non. Les pays arabes sont divisés, certains sont très riches, d'autres très pauvres, certains soutiennent des valeurs modernistes, d'autres s'accrochent à des traditions usées. Mais on peut aussi soutenir la thèse qu'en réalité le monde arabe n'a jamais autant existé qu'aujourd'hui. Des processus d'intégration informelle sont d'autant plus actifs que les Etats ont échoué dans leurs projets d'intégration institutionnelle. Aujourd'hui le Qatar est plus impliqué en Syrie que la France. L'Arabie saoudite est plus impliquée en Egypte que la Grande-Bretagne. Dans cette zone du monde hier ouverte à toutes les pénétrations extérieures, les forces locales, régionales et transétatiques jouent aujourd'hui un rôle pas toujours positif mais considérablement plus grand que celui des puissances extérieures. La télé satellitaire dans une région qui parle largement la même langue et la diffusion ultrarapide des médias nouveaux ont recréé un nouveau monde arabe, populiste et fiévreux, au moment même où les relations entre ses Etats s'envenimaient et où les institutions régionales, à commencer par la Ligue arabe, s'affadissaient. Les artistes, les écrivains, les faiseurs d'opinion ne sont plus locaux, et les interconnexions sont massives. Il suffit qu'un chef salafiste d'Arabie saoudite prononce via internet une fatwa pour que 300 réactions pleuvent à l'instant du Maroc, de Libye ou du Yémen. On assiste en réalité à une intégration panarabe, dans la douleur et dans le sang, d'une zone beaucoup plus malléable qu'autrefois. Suez serait impensable aujourd'hui. Son équivalent, l'intervention en Irak, a été un échec lamentable. L'intégration est aussi financière : quand le FMI négocie laborieusement avec l'Egypte un prêt de 4 milliards de dollars, l'émir du Qatar en donne illico 5. Quand l'Europe déclare n'avoir plus besoin d'expatriés maghrébins, on les retrouve à Dubaï ou à Doha. Il y a aussi un autre monde arabe, plus souterrain, qui remonte à la surface et qui produit des phénomènes de solidarité redoutables, telles les Brigades islamiques (djihadistes), sur le modèle des Brigades internationales communistes des années 1930. Ces brigades s'aguerrissent à l'usage en Afghanistan, au Mali, en Syrie maintenant. Elles ne vont pas disparaître de sitôt.
L'autre épée de Damoclès sur la région, ce sont les réfugiés syriens. Ils sont des centaines de milliers en Turquie, en Jordanie, au Liban et en Irak. Si vous tirez la conclusion que le monde arabe est très chahuté en ce moment, vous avez raison. Ses frontières sont poreuses. On les traverse pour aller chercher du travail, en voulant fuir une guerre civile ou avec des armes pour se porter au secours de ses “frères”. Les Etats sont des constructions humaines, c'est-à-dire fragiles et réversibles. Il est rare, à l'exception de la Tchécoslovaquie, de voir des décompositions d'Etat qui se font à froid. Donc il se peut qu'à l'issue de ce que nous voyons naissent des structures étatiques qui seront un peu plus nombreuses - ou moins nombreuses s'il y a des phénomènes de raccordement confessionnel - que les Etats actuels. On assisterait ainsi à la fin non pas seulement des Etats dans leur configuration actuelle, mais aussi à l'acte fondateur de l'influence occidentale sur cette région qu'ont été les accords anglo-français Sykes-Picot de 1916.
La partition de la Syrie en différentes entités confessionnelles est-elle envisageable ? - De facto ou de jure, c'est possible mais pas inévitable. Je ne crois pas qu'il y ait besoin d'un complot. Cela peut arriver par une espèce de cessez-le-feu qui perdure indéfiniment, à la chypriote. Il y a une dizaine d'années, cela me faisait très peur. Moins aujourd'hui. Parce que des Etats, pas tout à fait viables, qui naissent de partitions, qui ont un drapeau, un hymne national mais sont des Etats faillis avant même qu'ils n'aient commencé à naître, il en existe aujourd'hui une bonne cinquantaine dans le monde, tels le Sud-Soudan ou le Somaliland. L'idée d'une reconfiguration des Etats n'est pas tragique. Le Kurdistan irakien par exemple est un quasi-Etat de facto. C'est un grand mythe de la guerre froide que le changement de frontières est un drame insoutenable. Les Balkans sont passés par là. Cette idéalisation de l'Etat souverain est une idée désuète. Ce qui, par contre, est tragique, c'est que d'ordinaire ce genre de Meccano ne se fait pas à froid et entraîne des milliers de morts.
L'Egypte est soumise à une nouvelle révolution politique, dans un contexte de crise économique majeure. Après l'éviction des Frères musulmans du pouvoir, quel rôle va jouer l'armée ? Un rôle de l'armée plus grand que celui auquel on a assisté depuis un an est devenu inévitable. Du fait d'un affaissement généralisé des institutions civiles. Si on veut les reconstituer -c'est-à-dire rétablir un Parlement, une présidence, un gouvernement, une police parce qu'elle s'est beaucoup délitée, un peu de convivialité entre Coptes et musulmans, etc.-, la garantie active, et non pas passive comme cela a été le cas depuis un an, de l'armée est indispensable. Donc, est-ce que le rôle de l'armée grandit ? Oui. Est-ce que l'armée va reprendre le pouvoir ? J'en doute. Je crois que l'armée n'en a plus les moyens. Elle a amplifié depuis deux ans son rôle de garant, et elle a vu se délabrer son rôle de gouvernance. Elle est candidate à la garantie, elle n'est pas candidate au gouvernement. Les Egyptiens n'acceptent pas de nouveau un gouvernement militaire mais sollicitent un rôle plus actif de l'armée dans le rétablissement d'un pouvoir civil. Le plus important, c'est que les Egyptiens ont pris conscience de l'incompétence des Frères musulmans au gouvernement. Ils ont le sentiment d'avoir été victimes d'une illusion. Ils ont cru que les Frères musulmans pouvaient être une alternative politique crédible pour le redressement du pays. Pour l'heure, il y a trois scénarios politiques possibles : le retour des militaires au pouvoir ou l'affrontement généralisé et sanglant dans la rue entre les Frères et leurs adversaires. Le troisième scénario consiste à ce que l'armée ne mette pas les Egyptiens devant le choix “ou je rentre dans mes casernes, ou vous me donnez le pouvoir”, mais qu'elle joue un rôle un peu similaire à celui de l'armée turque dans les années qui ont précédé l'arrivée d'Erdogan, c'est-à-dire de garant d'un fonctionnement des institutions politiques. Le drame des Frères, c'est qu'ils n'ont pas voulu ou su se trouver des alliés, ce qui leur aurait imposé de partager le pouvoir. Ils auraient pu choisir l'armée, mais elle aurait mis des limites à leur transformation de la société ; ou les forces libérales, et elles auraient exigé qu'ils sursoient à leur programme social et religieux ; ou les salafistes, et ils auraient exigé une part du pouvoir proportionnelle à leur nombre ; ou les partisans de Moubarak, et ils auraient compromis leur prétention éthique. Ils ont préféré gouverner seuls, sans doute parce que leur culture organisationnelle abhorrait le compromis. Ils ont ainsi ruiné la transition qui ne pouvait se faire avec eux, ni sans eux, ni contre eux et suscité le coup d'Etat du 3 juillet qui ouvre le nouveau chapitre d'une histoire qui est loin, très loin, de connaître son épilogue. G. A.& F. A. In Le Nouvel Observateur