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«Le Tribunal spécial, un instrument pour susciter les tensions à l'intérieur du Liban»
George Corm, politologue, spécialiste du Proche-Orient
Publié dans La Tribune le 02 - 11 - 2010


Propos recueillis par Moumene Belghoul
LA TRIBUNE : Le Tribunal spécial pour le Liban est devenu un véritable provocateur de crise interne. Le Hezbollah demande aux Libanais de le boycotter à cause de son attitude jugée douteuse. Son caractère politique serait-il en train de devenir flagrant ?
George Corm : Le Tribunal international, comme avant lui la commission d'enquête, sont un instrument pour susciter des tensions et créer des problèmes à l'intérieur du Liban. Du temps de la commission d'enquête, le procureur allemand Detlev Mehlis avait eu recours à un nombre incroyable de faux témoins pour accuser la Syrie, ensuite on a créé ce Tribunal avant même que la commission d'enquête ne débouche sur les conclusions. Les faux témoins n'ont jamais été réinterrogés pour savoir qui les avaient manipulés, envoyés et subventionnés; on sait que la France a protégé un des principaux faux témoins qui est Zouhair Al-Seddik et qu'il demeure toujours protégé. Le Tribunal dès son origine était un tribunal politique puisque la justice pénale internationale ne s'occupe pas d'assassinat politique ni même d'opérations terroristes. La justice pénale internationale est faite pour les crimes contre l'humanité, pour les génocides, pour les déplacements forcés de populations. On n'a jamais vu un Tribunal se mettre en place pour juger un assassinat politique. Il y avait donc dès le départ des arrière-pensées, probablement pour cacher les vrais commanditaires de l'opération d'assassinat dans les conditions dramatiques que l'on connaît du président du conseil Rafic Hariri.
Dites-moi qui a intérêt à l'assassinat de Hariri, je vous dirai qui est le coupable ou le commanditaire …
Regardez les résultats de l'assassinat, vous comprendrez qui a fait l'opération.
La dernière visite du président iranien au Liban a été au centre de controverses...
Non, elle a été controversée uniquement par certains milieux politiques occidentaux, le président iranien a reçu un accueil extrêmement chaleureux au Liban. On doit quand même à l'Iran ses aides militaires au Hezbollah. Des aides qui ont permis, on l'oublie souvent, de libérer un territoire occupé par Israël pendant 22 ans. Il n'y a aucune raison de ne pas recevoir le président iranien. Ce sont les médias internationaux et certains médias arabes très proches des milieux occidentaux qui ont voulu créer un problème à l'occasion de cette visite.
Son déplacement au Sud-Liban a été considéré comme «provocateur» par certains milieux...
Pas du tout, au contraire, le président iranien, sans se faire son avocat, a évité d'aller à «Bawabet Fatma» le point le plus proche de la présence militaire israélienne justement pour éviter que ne s'enfièvrent encore plus les polémiques. Tout ce qu'il a déclaré, ce sont des choses qu'il avait déjà dites précédemment. Par exemple, concernant Israël, le fait que cet Etat aura beaucoup de difficultés à survivre dans l'avenir vu sa politique dans la région. Par ailleurs, sur le plan libanais interne, il n'a fait que prêcher la concorde entre les communautés libanaises et le maintien de la très riche diversité religieuse libanaise.
La coalition entre le Hezbollah et le courant de Michel Aoun demeure un exemple du genre. N'est-elle pas appelée à se disloquer ?
Non, c'est une coalition qui a empêché que le Liban ne retombe dans la guerre civile, le général Aoun a été très lucide et très courageux, c'est pour ça qu'il a été attaqué très fortement par les mêmes milieux occidentaux. L'alliance est extrêmement solide et soutenue par beaucoup de Libanais qui ont très bien compris que la conversion du Hezbollah à la démocratie communautaire était un grand acquis. Et c'est justement le travail du courant patriotique libre du général Aoun. Il faut dire que le document d'entente qui a été signé est véritablement un garde-fou par son contenu à tout retour à la guerre civile.
Le système confessionnel en vigueur au Liban a-t-il de l'avenir ?
Vous savez, il a de l'avenir tant qu'on continuera de manipuler et d'instrumentaliser le religieux de façon aussi scandaleuse. Non seulement dans la région mais à l'échelle du monde entier. Maintenant, un jour ou l'autre, il faudra le dépasser mais c'est sûr que le Liban tout seul ne peut pas le faire si l'ensemble de la région continue de vivre dans les grandes mythologies religieuses. En plus, aujourd'hui, vous avez cette nouveauté qui prend de l'ampleur, ce supposé conflit entre sunnites et chiites et ce prétendu triangle chiite que l'Iran manipulerait et qui voudrait déstabiliser le monde arabe. Il est évident que ce sont des divagations de bureaux d'études
politiques qui ont siège à Washington, New York, Paris, Bruxelles...
Depuis quelque temps, des informations font état qu'Israël prépare une énième agression contre le Liban...
Je crois que la leçon donnée à l'armée israélienne en 2006 par cette résistance extraordinaire du Hezbollah est encore dans les mémoires. Je ne crois pas que les Israéliens essaieront de nouveau à se heurter au Hezbollah. Je crois que toute la stratégie américaine actuelle est plutôt la déstabilisation et l'affaiblissement du Hezbollah sur le plan interne. Afin de faciliter justement une nouvelle agression israélienne. C'est comme ça qu'on peut interpréter toutes ces fuites savamment organisées à travers le Tribunal international selon lesquelles le Hezbollah serait impliqué dans l'assassinat de Rafic Hariri, sans que personne ne pose la question quel aurait été son intérêt de tuer Hariri. La même question pour la Syrie. L'assassinat a servi à la chasser du Liban et à l'encercler régionalement et internationalement. Je crois aujourd'hui que la politique pure et dure des Occidentaux, de l'Otan et des cercles militaires, de concert avec Israël, c'est d'entraîner le Hezbollah dans des problèmes internes libanais et dans cette dangereuse querelle sunnite- chiite. Mais je pense qu'il y a suffisamment de sagesse, notamment chez le Hezbollah au Liban, pour ne pas se laisser piéger.
La question des armes de la résistance demeure un problème en suspens…
Il y a certains Libanais qui sont poussés par les ambassades étrangères ou impressionnés par les médias occidentaux qui pensent que c'est un grand problème, ils ont d'ailleurs réussi en mai 2008 à «provoquer» le Hezbollah quand il s'est agi de démanteler son réseau de télécommunications. Après avoir réagi promptement, le Hezbollah avait remis les positions qu'il avait prises à l'armée libanaise. Ce qui prouve bien que le Hezbollah n'a aucune intention de faire un coup d'Etat ou de prendre le pouvoir au Liban comme le prétendent certains milieux.
Le rôle de la Syrie semble avoir changé depuis quelque temps. Après la diabolisation à outrance, les Occidentaux sont plus conciliants à l'égard de Damas. Serait-ce pour casser l'axe irano-syrien ?
Les mêmes puissances occidentales, qui ont fait sortir la Syrie du Liban dans des conditions dramatiques et peu glorieuses, lui demandent sans cesse maintenant de réintervenir indirectement dans les affaires libanaises. On remarque que la politique n'est jamais quelque chose de très rationnelle. Par ailleurs, les Occidentaux s'imaginent pouvoir détacher la Syrie de l'Iran et donc par là couper les approvisionnements du Hezbollah, bref, il y a un déni de réalité, des desseins qui ne sont pas pragmatiques du tout. Mais qui entraînent malheureusement des violences terribles. Lors de l'invasion américaine de l'Irak, tout le monde pensait à une promenade militaire pour rétablir la démocratie au Moyen-Orient. On a vu ce qu'est devenu l'Irak, il a été rejeté à l'âge de pierre, exactement comme l'avait demandé George Bush père lors de la première guerre du Golfe.
On dit que l'ambassade de l'Arabie saoudite à Beyrouth dispose d'un ascendant certain sur la scène politique interne au Liban. Quel est le niveau d'influence de Riyad au Liban ?
L'Arabie saoudite depuis l'arrivée de Hariri est la puissance quasiment hégémonique au Liban. Vous avez un condominium syro-saoudien qui a bien marché après les accords de Taef et qui a été rompu par l'assassinat de Hariri, ce qui a abouti à l'éviction complète de la Syrie du Liban puis ensuite un retour progressif ou une normalisation des relations. Et maintenant, la question du Tribunal international qui est en train de jeter un grand froid parce qu'il est clair aujourd'hui qu'en accusant le Hezbollah, le Tribunal va très probablement conclure que des éléments du Hezbollah avaient des connexions avec les services syriens. Cependant, je ne crois pas que cet acte d'accusation provoque un embrasement au Liban, mais simplement, il installera une espèce de terreur psychologique. Je pense qu'il y aura peut-être quelques incidents sporadiques de violence à droite ou à gauche notamment au nord du Liban où il y a des fondamentalistes sunnites assez actifs, mais ça restera très localisé. Il faut dire que le pouvoir en Arabie saoudite n'est pas complètement unifié par rapport à la question libanaise. Vous avez une branche qui représente le roi Abdallah qui est modérée au sens du maintien de la solidarité musulmane interarabe, alors que d'autres branches dans le royaume travaillent toujours sur les anciennes hypothèses ou sur la théorie d'une guerre sunnite chiite à l'échelle régionale.
En un mot, comment voyez-vous l'avenir du Liban ?
Il n'est pas séparable de l'avenir de la région. Je ne crois pas qu'il y aura une stabilisation ni les conditions d'une paix dans un proche avenir, mais ce n'est pas une raison pour ne rien faire; au contraire, il faut redoubler d'analyses qui soient un peu plus proches de la réalité du terrain et qu'on cesse de divaguer au profit de desseins géopolitiques qui ne tournent jamais à l'avantage des pays arabes en tout cas.


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