« A ce moment-là, j'ai compris que l'Etat irakien avait été renversé et que nous étions tombés entre les mains de l'occupant américain », raconte Dhafer Betti, directeur des relations publiques du mythique hôtel Palestine, qui donne sur la place Ferdaous. L'image d'Epinal qui marque une fin de règne douloureuse a révélé la barbarie d'une occupation à alibis démocratique et humanitaire vécue, aujourd'hui, comme une grande calamité. A leur départ, le 21 décembre 2011, le bilan catastrophique de l'invasion américaine offre les caractéristiques d'un pays en ruine, menacé d'une guerre civile fratricide à fort impact régional. « L'onde de choc confessionnel » est devenue une réalité intangible dans le Nouveau-Moyen-Orient de la déstabilisation à grande échelle. Mais, il va sans dire que les craquements du « modèle irakien », miné par une instabilité politique chronique et des violences confessionnelles incessantes, soulignent la vanité du projet impérial dont le rêve évanescent de délivrance s'est vite transformé en cauchemar. Par delà la destruction du potentiel économique et scientifique, le chaos irakien est la haine sectaire qui a profondément laminé le millénaire de la vie en communauté des sunnites, chiites, turkmènes et des chrétiens qui ont longtemps cohabité les uns à côté des autres. Touché dans son âme, l'Irak a basculé dans une ère de discorde que renvoie la scène ubuesque d'un Saddam, la corde au cou, invectivé par les « frères ennemis » chiites scandant le nom de Moqtada Sadr. Elle symbolise parfaitement la division d'un pays qui s'enfonce, chaque jour un peu plus, dans le piège confessionnel essaimant le nouvel ordre interne de toutes les dérives et de l'instabilité politico-institutionnelle. C'est l'une des facettes de la tragédie irakienne qui, outre la perte de ses repères identitaires, impose les pires privations : l'effondrement du système de santé - l'un des plus performants et le plus avancé avant l'occupation américaine, la destruction systématique du réseau d'approvisionnement en eau et des infrastructures sanitaires, la pénurie des médicaments accrue par une décennie d'embargo. Conséquence : la malnutrition, le développement des maladies telles que la rougeole, le typhus et la tuberculose jusque-là éradiquées, ont refait surface. » D'abord, ils ont détruit notre économie, et maintenant, ils essaient de détruire notre âme », se plaît-on à rappeler. L'ancienne Mésopotamie de la République du consensus communautaire a vécu sur les cendres du sectarisme qui tient lieu de dogme imprescriptible. Le modèle tant vanté de la démocratisation, fondé sur un équilibre communautaire et confessionnel, a constitué, pour tous les observateurs le levier de la guerre civile arrivée à son apogée, de 2005 à 2008 et relancée à l'orée du premier scrutin organisé depuis le départ des G'I. La « démocratie démographique », imaginée par l'administrateur américain, Paul Bremer, a consacré l'éclatement de l'Etat séculier clairement exprimé par la guerre larvée que se livrent le Kurdistan et l'Etat central et, de façon plus accentuée, la lutte de leadership dégénérant en règlement de comptes ( l'épisode du vice président sunnite Tarek El Hachémi, visé par un mandat d'arrêt, forcé à l'exil au Qatar puis en Arabie saoudite, la procédure de destitution du vice Premier-ministre sunnite, Salah El Mutlaq...). Le ver est dans le fruit. Sunnites partageant avec les kurdes une représentation minoritaire (20%), et chiites majoritaires à 55% : une nouvelle guerre dogmatique ? Il est pratiquement admis que le laboratoire irakien pose la problématique de la question nationale, régissant les relations conflictuelles entre les communautés kurdes et arabes, qui se greffe sur le différend confessionnel aux conséquences désastreuses non seulement pour l'Irak en reconstruction, mais aussi pour les pays de la région où les chiites constituent, sinon une majorité (70% au Bahreïn), du moins des minorités que l'on ne peut plus ignorer. Cas d'école : le scrutin irakien du 20 avril se prépare dans le sang : 12 candidats aux élections pour le renouvellement des assemblées locales, organisées dans 12 des 18 provinces, ont été tués depuis le début de l'année en cours, le report du vote dans deux provinces à majorité sunnite (Ninive au Nord, et El Anbar à l'Ouest) et des 3 provinces du Kurdistan autonome. La violence fait rage dans ce qui peut être considérée comme une veillée d'armes : un mois de mars des plus meurtriers (271 personnes tuées et 906 blessées) et le retour sur scène d'El Qaïda en « guerre sainte » multipliant les attentats contre le gouvernement de Nouri El Maliki. Le conflit confessionnel fait chanceler l'Irak en proie, comme le montre une série d'attaques, menées le mardi sanglant du 19 mars contre les chiites à Baghdad (56 morts, 200 blessés) à coup de bombes (12 au total) posées dans les restaurants, les stations de bus et les lieux de travail. « Si on additionne tous ses facteurs de troubles, on constate que l'Irak traverse sa crise la plus grave depuis la fin de la guerre civile de 2006-2007 », souligne l'anthropologue du CNRS, installé en Irak, Hosham Dawood. Au pied du mur, Nouri El Maliki, accusé de mener une politique sectaire et discriminatoire, vit le temps du « printemps irakien » brandi par la communauté sunnite et applaudi par le leader chiite, Moqtada Sadr. Depuis deux semaines, des manifestations ont lieu dans les bastions de Ramadi, le chef lieu de la province d'Anbar, fermant 10 jours durant la route reliant la Jordanie à la Syrie voisine, et de samara, à Salahedine appelant à la grève générale et au départ du gouvernement Maliki qui menace de représailles. « Nous avons été très patients avec vous, mais ne vous attendez pas à ce que cette situation dure éternellement », a lancé Maliki. La tension confessionnelle bat donc son plein dans un scrutin qui semble mal parti pour réussir le pari de la démocratie et de la stabilité. Plus est, la fracture confessionnelle, alimentée par la lutte de leadership opposant les deux puissances régionales, l'Iran chiite et l'Arabie saoudite sunnite, présente le scénario redouté de « l'arc en ciel chiite », animé par l'Iran cultivant une ambition hégémonique, en confrontation avec « l'arc en ciel sunnite » dirigé par les monarchies du Golfe criant à la menace irakienne accentuée par l'accès à l'arme nucléaire contesté. Au centre de l'imbroglio régional, l'Irak est l'épicentre de la guerre confessionnelle qui ébranle tout le Moyen- Orient dont la ligne de faille s'étend aujourd'hui à la Syrie en feu et au Bahreïn, en passant par le Liban et le Yemen. Faut-il y voir les prémisses d'une déflagration régionale ? Du GMO de l'éveil chiite au « printemps arabe » marqué du sceau sunnite, la bombe confessionnelle a plombé le Tout Moyen-Orient dans une logique implacable de guerre civile régionale.